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cette jeune fille. D’abord il vint en aide au ménage, mais il dut bientôt y renoncer, le mari, dans sa noblesse d’âme, ne voulant recevoir de lui aucune assistance. Peu à peu l’insouciant barine oublia et son ancienne maîtresse et l’enfant issu des relations qu’il avait eues avec elle ; puis, comme on sait, il mourut sans avoir fait de testament. Le fils de P…, né après le mariage de sa mère, trouva un véritable père dans l’homme généreux dont il portait le nom. Mais celui-ci étant venu à mourir, l’orphelin resta seul pour subvenir à ses besoins et à ceux d’une mère souffrante, valétudinaire, privée de l’usage de ses jambes. Tandis qu’elle habitait dans une province éloignée, il se mit à courir le cachet dans la capitale, et, grâce à un noble travail de tous les jours, il se créa des ressources qui lui permirent d’abord de suivre les cours du gymnase, puis d’entrer à l’Université. Mais qu’est-ce qu’on gagne à donner chez les marchands russes des leçons payées dix kopeks, surtout quand on a à sa charge l’entretien d’une mère malade et infirme ? C’est à peine même si la mort de cette dernière a diminué pour le jeune homme les difficultés de l’existence. Maintenant, voici une question : comment, pour être juste, notre rejeton devait-il raisonner ? Sans doute, lecteur, vous pensez qu’il s’est dit : « Toute ma vie j’ai été comblé de bienfaits par P… ; il a sacrifié des dizaines de mille roubles pour m’élever, me donner des institutrices et m’entretenir en Suisse dans une maison de santé. Or voici qu’à présent j’ai des millions, et le fils de P…, ce noble jeune homme bien innocent des fautes d’un père léger et oublieux, s’épuise misérablement à courir le cachet. Tout ce qui a été fait pour moi aurait dû, en bonne justice, être fait pour lui. Ces sommes énormes qui ont été dépensées dans mon intérêt, au fond n’étaient pas à moi. Je n’en ai bénéficié que par une erreur de l’aveugle fortune ; elles revenaient au fils de P… C’est lui qui devait en profiter, et non moi, à qui P… s’est intéressé par pur caprice, au mépris de ses devoirs paternels. Pour agir en homme vraiment noble, délicat, juste, je devrais céder la moitié de mon