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— Ils rient comme des fous, et tout d’un coup ils témoignent de leur profonde estime ! Cela n’a pas de sens ! Pourquoi de l’estime ? Réponds tout de suite : que veux-tu dire en parlant ici de ta profonde estime ? reprit d’un ton courroucé la générale.

— Je répète les mots : profonde estime, répondit Aglaé avec le même sérieux qu’auparavant, — parce que dans ces vers est représenté un homme capable d’avoir un idéal et de lui consacrer toute sa vie. Cela ne se rencontre pas si souvent à notre époque. Cette poésie ne nous dit pas en quoi consistait proprement l’idéal du « chevalier pauvre », mais on voit que c’était une image radieuse, « l’image d’une beauté pure », et que l’amoureux chevalier portait même, au lieu d’écharpe, un chapelet autour de son cou. À la vérité, il y a encore là une devise obscure, énigmatique, les lettres A. N. B. qu’il avait tracées sur son écu…

— A. N. D., rectifia Kolia.

— Moi je dis A. N. B., et je veux dire ainsi, répliqua avec colère Aglaé, — en tout cas, une chose est claire, c’est que, quelle que fût sa dame, quoi qu’elle fît, peu importait à ce pauvre chevalier. Il l’avait choisie, il avait cru à sa « beauté pure », cela suffisait pour que désormais il ne cessât de s’incliner devant elle ; s’étant une fois déclaré son serviteur, il devait, fût-elle ensuite devenue une voleuse, croire en elle et rompre des lances pour sa beauté pure. Le poëte a voulu, semble-t-il, incarner dans un type extraordinaire la notion de l’amour platonique, telle que la concevaient les chevaliers du moyen-âge. Naturellement, tout cela est un idéal. Dans le « chevalier pauvre », ce sentiment est arrivé au plus haut degré, à l’ascétisme ; il faut avouer que la faculté d’aimer ainsi prouve beaucoup en faveur de celui qui la possède ; c’est un trait de caractère qui dénote une âme profonde, et, en un sens, est très louable. Le « chevalier pauvre », c’est Don Quichotte, mais un Don Quichotte sérieux et non comique. D’abord, je ne comprenais pas ce personnage et j’en faisais des gorges chaudes, mais