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grands yeux ; lui, au contraire, vêtu comme un gandin, pommadé, frisé, avait dans ses façons toute la désinvolture d’un homme du monde, et elle l’a certainement pris pour moi. Quand nous fûmes sortis, je lui dis : « À l’avenir, ne t’avise plus de m’accompagner, tu comprends ! » « Eh bien, mais à présent comment vas-tu faire pour rendre tes comptes à Sémen Parfénitch ? » me répondit-il en riant. J’avoue qu’alors j’avais plutôt envie d’aller me jeter à l’eau que de retourner chez mon père, mais je me dis : « Tant pis, advienne que pourra ! » et je revins à la maison comme un damné.

— Eh ! ouf ! fit l’employé avec une mimique exprimant l’épouvante, — c’est que le défunt vous expédiait un homme dans l’autre monde, pas seulement pour dix mille roubles, mais même pour dix roubles, expliqua-t-il au prince. Celui-ci considérait d’un œil curieux Rogojine, dont le visage semblait plus pâle encore en ce moment.

— Il expédiait dans l’autre monde ! Qu’en sais-tu ? vociféra le narrateur en réponse à l’employé, puis, se tournant vers le prince, il poursuivit son récit : — L’histoire ne tarda pas à arriver aux oreilles de mon père ; d’ailleurs, Zaliojeff était allé la raconter partout. Le vieillard me fit monter à l’étage supérieur de la maison, et, après s’y être enfermé avec moi, me rossa pendant une heure entière. « Ce n’est là qu’un commencement : ce soir je viendrai encore te régaler », me dit-il. Que pensez-vous qu’il fit ensuite ? Cet homme à cheveux blancs alla chez Nastasia Philippovna, la salua jusqu’à terre et se mit à la supplier en pleurant. À la fin elle alla chercher l’écrin et le lui jeta. « Tiens, vieille barbe, dit-elle, voilà tes boucles d’oreilles, mais elles ont acquis dix fois plus de prix à mes yeux maintenant que je sais à quel traitement Parfène s’est exposé pour me les offrir. Salue et remercie Parfène Séménitch ». Moi, pendant ce temps-là, avec la permission de ma mère, j’empruntais vingt roubles à Serge Protouchine et je partais pour Pskoff. J’y arrivai tremblant la fièvre. Les vieilles femmes se mirent à me faire la lecture du calendrier ecclésiastique. Ennuyé, j’allai