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fait les mêmes !) que, quelques heures plus tard, chez Rogojine, il avait surpris fixés sur lui par derrière. Tantôt Rogojine avait nié. « À qui appartenaient donc ces yeux ? » avait-il demandé en grimaçant un sourire. Tout à l’heure encore, à la gare du chemin de fer de Tzarskoïé Sélo, lorsque le prince était sur le point de monter en wagon pour se rendre auprès d’Aglaé, il avait soudain revu ces yeux, pour la troisième fois depuis le commencement de la journée ; alors il avait eu une terrible envie de s’avancer vers Rogojine et de lui dire « à qui appartenaient les yeux ! » Mais il s’était enfui éperdu de la gare et n’avait recouvré ses esprits que devant la boutique d’un coutelier, dans l’instant où il évaluait à soixante kopeks un couteau avec un manche en bois de cerf. Un démon étrange, épouvantable, s’était définitivement attaché à lui et ne voulait plus le lâcher. Tandis que le prince rêvait, assis sous un tilleul, dans le jardin d’Été, ce démon lui avait murmuré tout bas : « Si Rogojine, depuis le matin, s’acharne ainsi à te suivre et à épier chacune de tes démarches, à coup sûr, en constatant que tu n’as pas pris le train de Pavlovsk (ce qui sans doute aura été une découverte terrible pour lui), il ne manquera pas de se rendre , à cette maison, dans la Péterbourgskaïa ; il ira certainement t’y guetter, toi qui, ce matin même, lui as donné ta parole d’honneur que tu ne la verrais pas, et que tu n’étais pas venu à Pétersbourg pour cela. » Là-dessus, le prince s’était précipitamment dirigé vers cette maison, et quoi d’étonnant qu’il ait, en effet, rencontré là Rogojine ? Il n’avait vu qu’un homme malheureux, dans une disposition d’esprit fort sombre mais trop facile à comprendre. Bien plus, ce malheureux ne se cachait pas, cette fois. Oui, tantôt Rogojine avait nié, menti ; mais, à la gare de Tzarskoïé Sélo, il avait à peine dissimulé sa présence. Si l’un des deux s’était dérobé, c’était plutôt le prince que Rogojine. Et maintenant, près de la maison, celui-ci se tenait à cinquante pas de côté ; les bras croisés, il attendait debout sur l’autre trottoir. On ne pouvait guère ne pas le voir et il semblait s’être mis