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pas dire cela, c’est simplement absurde. Avec toi elle ne sera pas ainsi, une pareille chose lui fera horreur ; mais avec moi il en est tout autrement. Tu peux en être sûr. Elle me considère comme la dernière des vermines. Son affaire avec Keller n’a été pour elle qu’une façon de se moquer de moi. Mais tu ne sais pas encore le tour qu’elle m’a joué à Moscou ! Et combien d’argent j’ai dépensé !…

— Mais… comment donc l’épouses-tu maintenant ?… Que feras-tu après ? demanda le prince avec terreur.

Un regard sinistre fut la seule réponse de Rogojine.

— Il y a aujourd’hui cinq jours que je n’ai été chez elle, continua-t-il après un instant de silence. — Je crains toujours qu’elle ne me mette à la porte. Je suis encore ma maîtresse, dit-elle, si je veux, je te chasserai définitivement et j’irai à l’étranger (elle m’a dit qu’elle irait à l’étranger, observa-t-il comme entre parenthèses, et ses yeux se fixèrent avec une expression particulière sur ceux du prince) ; quelquefois, à la vérité, elle se contente de me faire peur et de se moquer de moi. Mais, à d’autres moments, elle fronce les sourcils, prend une mine sévère, ne prononce pas une parole ; voilà ce que je crains. Je ne me présenterai pas les mains vides, décidai-je un jour : eh bien, elle m’a accueilli par des railleries et ensuite s’est mise en colère. Je lui apportais un châle comme peut-être elle n’en avait pas encore vu, quoiqu’elle ait vécu dans le luxe autrefois ; elle en a fait cadeau à sa femme de chambre Katka. Et pas moyen de risquer le moindre mot pour demander quand notre mariage aura lieu ! Quelle position que celle d’un prétendu qui n’ose pas aller voir sa future ! Je reste ici et, quand je ne puis plus y tenir, je vais rôder le plus secrètement possible aux abords de sa maison, ou je me cache quelque part dans un coin. Une fois, après être demeuré ainsi en faction devant sa porte presque jusqu’à l’aurore, je crus remarquer quelque chose. Elle, de son côté, m’aperçut par la fenêtre : « Qu’est-ce que tu me ferais, dit-elle, si tu découvrais que je te trompe ? » Je ne pus m’empêcher de lui répondre : « Tu le sais toi-même. »