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elle restée chez la logeuse ? » Ce fut au tour de mon denchtchik d’être étonné. « Lorsque nous sommes partis de chez elle, reprit-il, elle a refusé de rendre notre soupière, prétextant qu’un pot à elle avait été cassé par vous et que vous lui aviez vous-même offert cette soupière en dédommagement. » Bien entendu, une telle bassesse me révolta ; mon sang d’enseigne se mit à bouillonner ; je ne fis qu’un saut jusqu’à la demeure de la vieille. J’arrive, pour ainsi dire, hors de moi ; je regarde, elle est assise toute seule dans un coin du vestibule, comme si elle s’était retirée là pour fuir l’ardeur du soleil ; elle a la joue appuyée sur la main. Je commence aussitôt à l’invectiver dans les termes les plus violents : « Tu es une ci, une là… » Vous savez si le vocabulaire russe est riche en injures ! Mais je l’observe et je remarque dans son aspect quelque chose d’étrange : ses yeux grands ouverts sont fixés sur moi, elle ne cesse de me regarder et ne profère pas une parole, son corps a l’air de vaciller. À la fin ma colère se calme, j’examine la vieille, je l’interroge, pas un mot de réponse. Je ne sais que penser ; les mouches bourdonnent, le soleil se couche, le silence règne dans la maison ; enfin je m’en vais fort troublé. Je ne revins pas tout de suite chez moi : le major m’avait fait demander ; après avoir passé chez lui, j’allai donner un coup d’œil à ma compagnie ; bref, il était fort tard quand je rentrai dans mon logement. Le premier mot de Nikifor fut : « Savez-vous, Votre Noblesse, que notre logeuse est morte ? — Quand ? — Mais ce soir, il y a de cela une heure et demie. » C’était donc pendant que je l’injuriais qu’elle avait rendu l’âme. Je vous l’assure, cette coïncidence me frappa tellement que j’eus peine à reprendre mes esprits. Je me mis à penser à la défunte, et même à en rêver la nuit. Sans doute je n’ai pas de préjugés, mais le surlendemain j’allai à son enterrement. En un mot, à mesure que le temps passait, je songeais davantage à la malheureuse vieille. Je me disais : Cette femme, cette créature humaine a vécu longtemps ; jadis elle a eu des enfants, un mari, une famille, des proches ; tout