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tant de qualités intellectuelles et morales au-dessus de l’ordinaire, sans aucun aloi douteux. Ce jour-là, j’ai compris qu’il ne faut jamais accuser un artiste d’invention arbitraire, et que les formes innombrables de la vie ont toujours pu fournir un modèle à ses créations les plus surprenantes. De même pour ces femmes au cœur détraqué qui se disputent l’amour de l’idiot, Nastasia, Aglaé ; et pour tous ces coquins qui apparaissent et disparaissent comme des ombres au tournant des pages, chuchotant leurs secrets.

Un trait général différencie ces personnages de ceux auxquels nous sommes habitués et les rend absolument inacceptables pour les bonnes gens de chez nous. Ce trait, le voici : ils ne font pas ce qu’ils veulent de leur esprit. Un honnête Latin fait ce qu’il veut de son esprit, ou du moins il le croit ; il ne doute pas de son pouvoir pour enrayer, régler et diriger cette force soumise. Chez les Russes de Dostoïevsky, elle est indisciplinée ; leur pensée, débandée comme un ressort de machine qui échappe au mécanicien, procède par sauts et par bonds, avec des transitions subites des larmes au rire ; on croit entendre des pensionnaires de la Salpêtrière. De plus, cette pensée est compliquée et subtile au delà de toute imagination ; telle phrase toute simple en apparence cache une demi-douzaine d’intentions équivoques ; elle fait songer au roman qu’écrirait un Peau-Rouge, si le don d’écrire lui venait subitement. À chaque instant, dans un dialogue d’affaires ou d’amour, sans motif plausible, une tempête nerveuse secoue les deux interlocuteurs ; ils se taisent, ramassés sur eux-mêmes pour l’attaque, se défient et se meurtrissent le cœur réciproquement, comme deux bêtes féroces ; après quoi l’entretien reprend son cours naturel.

Une silhouette se détache avec une vigueur particulière