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— Oui, précisément.

— Pourquoi ?

— Dans ce visage… il y a beaucoup de souffrance… articula comme involontairement le prince, qui semblait plutôt se parler à lui-même que répondre à son interlocutrice.

— Du reste, vous rêvez peut-être, répliqua la générale, et, d’un geste arrogant, elle repoussa loin d’elle le portrait. Alexandra le prit, Adélaïde s’approcha de sa sœur, toutes deux se mirent à examiner le visage de Nastasia Philippovna. En ce moment Aglaé rentra dans le salon.

— Quelle force ! s’écria tout à coup Adélaïde qui, par-dessus l’épaule de sa sœur, contemplait avidement le portrait.

— Où ? Comment, une force ? questionna d’un ton bourru Élisabeth Prokofievna.

— Une pareille beauté est une force, reprit en s’animant Adélaïde, — avec cette beauté-là on peut révolutionner le monde !

Elle revint pensive à son chevalet. Aglaé, après avoir donné un rapide regard au portrait, cligna les yeux et avança la lèvre inférieure ; ensuite elle alla s’asseoir à l’écart et se croisa les bras.

La générale sonna.

— Va dire à Gabriel Ardalionovitch de venir ici, il est dans le cabinet, ordonna Élisabeth Prokofievna.

— Maman ! fit d’un ton significatif Alexandra.

La générale, dont la mauvaise humeur était visible, ne tint aucun compte du désir de sa fille.

— Je veux lui dire deux mots — assez ! répliqua-t-elle péremptoirement. — Voyez-vous, prince, chez nous à présent il n’y a plus que des secrets. Toujours des secrets ! Il le faut, l’étiquette l’exige, c’est bête. Et cela dans une affaire qui réclame surtout de la clarté, de la franchise, de l’honnêteté. On négocie des mariages ; ils ne me plaisent pas, ces mariages…

Alexandra essaya encore de la faire taire :

— Maman, pourquoi dites-vous cela ?