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histoire, alors les enfants prirent parti pour la malheureuse, car à cette époque déjà ils étaient tous de mon côté et commençaient à aimer Marie. Voici comment la chose eut lieu. Je désirais faire un peu de bien à la jeune fille. Elle avait grand besoin d’argent, mais, pendant tout mon séjour en Suisse, je n’ai jamais eu un kopek à ma disposition. J’avais une petite épingle de diamant et je la vendis à un brocanteur. Cet homme allait de village en village et faisait le commerce des vieux habits. Il me donna huit francs de mon épingle, qui en valait certainement quarante. Je fus longtemps sans pouvoir me procurer un entretien particulier avec Marie. À la fin, nous nous rencontrâmes hors du village, dans un sentier de la montagne, derrière un arbre. Là, je lui donnai les huit francs en lui recommandant de les ménager, parce qu’à l’avenir je ne pourrais plus lui venir en aide. Ensuite je l’embrassai. « Ne me supposez aucune mauvaise intention, lui dis-je ; si je vous embrasse, ce n’est point parce que je suis amoureux de vous, mais parce que vous m’inspirez une profonde pitié. Dès le commencement, en effet, j’ai toujours vu en vous une malheureuse et nullement une coupable. » Je désirais vivement la consoler, lui persuader qu’elle avait tort de se croire si au-dessous des autres, mais je ne tardai pas à m’apercevoir qu’elle ne comprenait pas mes paroles. Ce fut son attitude qui me l’apprit, car elle me dit à peine un mot, elle resta tout le temps debout devant moi, les yeux baissés, comme une personne accablée de honte. Quand j’eus fini, elle me baisa la main ; je saisis aussitôt la sienne, et voulus la baiser, mais elle la retira tout de suite. Soudain nous fûmes aperçus par les enfants : toute la bande était là. Je sus plus tard qu’ils m’épiaient depuis longtemps. Ils commencèrent à rire, à siffler, à frapper leurs mains l’une contre l’autre, et Marie se hâta de fuir. Je voulus parler, mais ils me lancèrent des cailloux. Le même jour, tout le village connaissait l’histoire ; la malveillance publique s’acharna de plus belle sur Marie. J’ai même entendu dire qu’il avait été