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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

joie de l’avoir bravé involontairement. — Oui, ces jours-ci, avec ma prudence acquise en hiver, je traversais la perspective Newsky ; mais quel ne fut pas mon étonnement de pouvoir m’arrêter au beau milieu de la chaussée : pas un chat, pas une voiture ! On aurait pu, avec un ami, s’asseoir sur le macadam et disserter à n’en plus finir sur la littérature russe. Par cette chaleur et cette poussière, je ne vois que traces de roues effondrant le sol et maisons en construction ou en réparation — et l’on répare plus les façades des maisons pétersbourgeoises par chic que par désir de les améliorer réellement. Ce qui me frappe toujours dans l’architecture de notre capitale, c’est son manque de caractère et ce mélange de masures de bois croulantes accolées à des édifices imposants et prétentieux : cela produit l’effet de tas de madriers mal équarris voisinant avec de véritables palais. Mais ces palais, eux-mêmes, manquent de tout vrai style. Cela encore est bien pétersbourgeois !

Au point de vue architectural, rien n’est plus absurde que Pétersbourg. C’est un mélange incohérent de toutes les écoles et de toutes les époques. Tout est emprunté et tout est déformé. Il en est, chez nous, des constructions comme des livres. Que ce soit en architecture ou en littérature, nous nous sommes assimilé tout ce qui nous venait d’Europe et nous sommes demeurés prisonniers des idées de nos inspirateurs. Voyez le style ou plutôt le manque de style de nos églises du siècle dernier : cela n’a aucune espèce de caractère. Voici la copie misérable du style romain à la mode au commencement de notre siècle ; voici du « Renaissance » tel que le conçut l’architecte T…, qui prétendit l’avoir rénové au cours du règne dernier. Plus loin apparait du Byzantin. Mais regardez d’un autre côté, vous retrouverez le style du temps de Napoléon Ier, lourd, faussement majestueux et surtout profondément ennuyeux, quelque chose de grotesque, dont le goût se développa en même temps que celui des abeilles d’or et d’autres ornements d’une beauté analogue. Maintenant, retournez-vous. Ce que vous apercevez là, ce sont des palais appartenant à nos familles nobles. Ils ont été bâtis d’après des modèles italiens et