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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

bouche, attendent votre premier geste. Ton adversaire, très calme, dit à une dame : « Je crois, Madame, que c’est à votre tour… » La petite assistance voit là, je ne sais pourquoi, un mot spirituel, et ton cœur se serre d’envie. Mais il faut jouer ! Tu regardes ton jeu… trois, deux, six, etc., tu grinces des dents ─ et ton ennemi sourit. Il a des cartes étonnantes ; il gagne ! Un nuage passe sur ta vue ; puis la colère prend le dessus, tu saisis un lourd chandelier de bronze, orgueil du maître de la maison, un chandelier qu’on ne sort qu’aux jours de fête. Tu le jettes à la tête de ton trop heureux antagoniste. Cris perçants, étonnement général ! Tout le monde se lève, mais vous vous êtes déjà pris aux cheveux. Ta partenaire, la jeune dame qui attendait de toi tant de traits attiques, tant de fines ironies, se sauve sous l’aile de son époux, un important colonel du corps des ingénieurs. Ce personnage, vous désignant tous deux, dit, non sans mépris, à sa conjointe : « Je t’avais pourtant prévenue, ma chère, de ce qu’il fallait attendre de nos barbouilleurs de papier contemporains ! »

« Mais on vous a déjà fait descendre les escaliers plus vite que vous ne l’eussiez désiré : on vous a flanqués à la rue. Le maître de céans, qui se sent coupable aux yeux de ses invités, les supplie d’oublier la littérature russe et de recommencer à remuer leurs cartons peints.

« Alors, tu t’es privé d’une bonne soirée que tu aurais passée dans un milieu décent, tu as manqué l’occasion de souper à côté d’une jolie et séduisante dame pétersbourgeoise ! Ton adversaire et toi, vous avez regagné vos tristes logis pour recommencer à vous battre à coups de feuilletons. Et voilà que tu es assez bête pour raconter dans un article tout ce qui s’est passé chez le conseiller ! Tu accuses ce fonctionnaire, tu accuses sa femme, tu en arrives à te révolter contre la coutume de célébrer les fêtes de nos saints, tu attrapes le colonel d’ingénieurs, tu éreintes sa femme (ta partenaire), et enfin, après toutes ces préparations, tu entreprends ton réel ennemi. Oh ! ici tu n’y vas pas