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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

« Tiens ! Veux-tu que je t’explique toute ma pensée à l’aide d’une allégorie ? Fais mettre sur une affiche que, la semaine prochaine, jeudi ou vendredi (enfin le jour où tu écris ton feuilleton), tu te présenteras au Théâtre de Berg, ou dans un local de ce genre, et t’exhiberas tout nu. Il se peut qu’il y ait des amateurs : toutes les variétés de spectacles attirent le public contemporain. Mais crois-tu que les spectateurs emporteront une haute idée de toi et t’estimeront dans l’avenir ? Il sera beau, ton triomphe !

« Raisonne un peu, si tu es capable d’un travail cérébral de cette force. Tes feuilletons ne sont-ils pas une sorte d’exhibition analogue ? Ne te mets-tu pas, chaque semaine, tout nu devant tes lecteurs ? Et crois-tu que le jeu en vaille la chandelle ?

« Le plus absurde, c’est que le public n’ignore aucun des motifs secrets de votre guerre. Il ne veut pas savoir, mais il sait ; il passe devant vous indifférent, mais averti. Te figures-tu, homme naïf, qu’il n’ait pas surpris le petit jeu de ton directeur, qui veut tomber un journal plus nouveau, peut-être mieux informé, capable de lui souffler deux ou trois mille lecteurs ?

« Ton cornac est satisfait de toi, me diras-tu. Mais il est bien plus satisfait de lui-même. Si tu l’entendais se congratuler après un bon déjeuner : « Eh ! eh ! il n’y a que moi — et sans un seul collaborateur avouable ! — pour remettre sur pied une entreprise qui périclite ! »

« Te souviens-tu d’Antropka, un héros de Tourgueniev ? C’est un gamin de province, un polisson qui s’est échappé de l’izba paternelle, pour se soustraire aux conséquences d’une sottise, commise par enfantillage. Le père envoie le frère ainé d’Antropka, pour ramener le petit drôle à la maison. Le grand frère crie de tous côtés : « Antrop-ka ! An-trop-ka ! » Rien ne répond. À la fin, du fond d’un ravin, monte une petite voix effrayée : « Qu’est-ce qu’il y a ? crie-t-elle. Qu’est-ce qu’il y a ? » — C’est le père qui veut te fouetter ! » répond le frère aîné avec une joie assez méchante. Naturellement, la petite voix se tait aussitôt. Mais,