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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

et si proche, nous passons notre temps à dire des bêtises. En tout cas nous avons devant nous une courte ou longue période de conscience ou de demi-conscience. Le mieux est de l’employer le plus agréablement possible, et pour cela il faut que tout le monde y mette du sien. Je propose de parler tous franchement, en abolissant complètement les vaines pudeurs.

— C’est une idée ! Allons-y carrément ! Laissons la comédie de la honte aux vivants.

Beaucoup de voix firent chorus, des voix, même, que l’on n’avait jamais entendues. Et ce fut avec un empressement tout particulier que l’ingénieur, maintenant tout à fait lucide, donna, en grognant, son consentement. Katiche, elle, éclata de rire.

— Ah ! comme il me sera doux de ne rien cacher ! s’exclama Avdotia Ignatievna.

— Entendez-vous ? Ce sera du joli si Avdotia Ignatievna rompt tout pacte avec l’hypocrisie !

— Dans l’autre vie, Klinevitch, je n’étais pas aussi hypocrite que vous voulez bien le dire : j’avais réellement honte de certaines de mes actions, et je me réjouis de répudier ce sentiment gênant.

— Je comprends, Klinevitch, que vous voulez organiser ce qui nous sert de vie d’une façon plus simple, plus naturelle.

— Je m’en contrefiche ! Je veux m’amuser voilà tout ! Et pour cela j’attends deux mots de Koudeiarov, que l’on apporta hier. C’est un personnage, celui-là ! Nous avons aussi, par ici, un licencié ès sciences, un officier et, si je ne me trompe, un feuilletoniste venu, chose touchante, presque en même temps que le directeur de son journal. Rien que notre petit groupe, d’ailleurs, c’est déjà coquet. On va s’arranger en frères. Moi, pour mon compte, je ne veux mentir en rien. Ce sera mon principal souci. Sur la terre il est impossible de s’arranger sans mentir : vie et mensonge sont des synonymes. Mais ici nous raconterons tout. Je vais commencer ma petite histoire ; je me mettrai tout nu, si l’on peut dire…

— Tous tout nus ! Tous tout nus ! clamèrent des voix.