Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/83

Cette page a été validée par deux contributeurs.
79
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Zifel, j’ai fabriqué, l’année dernière, pour cinquante mille roubles de billets de banque. J’ai dénoncé mon complice, et tout l’argent c’est Julie Charpentier de Lusignan qui l’a emporté à Bordeaux. Imaginez-vous qu’à l’époque j’étais fiancé à Mlle Stchevalevszkaïa, qui avait seize ans moins trois mois et ne sortait guère encore de son pensionnat. Elle possédait quatre-vingt-dix mille roubles de dot… Avdotia Ignatievna, quand j’étais un page de quatorze ans, vous rappelez-vous comment vous m’avez débauché ?

— Ah ! c’est toi, vaurien ! Tant mieux que Dieu t’ait envoyé par ici ! Sans cela l’endroit devenait intolérable.

— À propos, Avdotia Ignatievna, c’est bien à tort que vous accusiez votre voisin le boutiquier d’empester vos alentours. C’est moi qui pue, et je m’en vante ! On m’a fourré dans le cercueil alors que j’étais déjà très avarié.

— Ah ! mauvais drôle ! Mais c’est égal, je suis contente que vous soyez près de moi. Si vous saviez comme c’est morne et bourgeois dans ce coin-ci !

— Je m’en doute et vais introduire un peu de fantaisie dans la bourgade. Dites donc, Excellence ; ce n’est pas à vous que j’en ai, Pervoiedov, c’est à l’autre que je parle, au nommé Tarassevitch, conseiller privé. Je parie que vous avez oublié que c’est moi, Klinevitch, qui, pendant un carême, vous ai emmené chez Mlle Furie ?

— Je vous entends, Klinevitch, et — croyez-bien…

— Je ne crois rien du tout et je m’en f… moque. Je voudrais, tout simplement, mon cher vieillard, vous embrasser, mais n’en puis rien faire, grâce à Dieu ! Mais savez-vous, Messieurs, eh ! les autres ! savez-vous ce qu’il a fait, ce grand-papa ? Quand il est mort, il y a deux ou trois jours, il a laissé un déficit de quatre cent mille roubles dans le trésor. Cette somme était destinée à des veuves et à des orphelins, mais c’est lui qui a empoché le magot, de sorte que pendant huit ans on n’a rien distribué de ce côté-là. Il est vrai qu’il n’y a pas eu de vérification entre temps. Je me figure les nez que font les veuves et entends d’ici les noms d’oiseaux dont notre Tarassevitch est gratifié. J’ai passé toute ma dernière année à m’ébaubir de la force que conservait encore ce vieux roquentin quand il s’agissait de faire la noce. Et il