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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

cier de la maladie. Depuis la libération des serfs un grand besoin de vérité apparut chez le peuple, mais un besoin de pleine, d’entière vérité, de résurrection civique. On réclama une « parole nouvelle », de nouveaux sentiments se manifestèrent. Le peuple avait espéré de ces grands changements un état de choses qui ne vint pas.

L’ivrognerie fit de grands ravages dans ses rangs et ce jusqu’à aujourd’hui, mais le peuple n’a pas perdu son désir de vérité nouvelle, de vérité complète, tout en continuant à se saouler d’eau-de-vie. Jamais il n’a été plus exposé à certaines influences. C’est toujours la suite de la recherche de la vérité et de l’inquiétude que cette recherche fait naître. Le peuple est plus que jamais inquiet « moralement ». Je suis sûr que, si la propagande nihiliste n’a produit plus d’effet sur lui, c’est bien grâce à la sottise et à la maladresse de ses zélateurs. Avec le moindre savoir-faire ils se seraient glissés où ils auraient voulu. Ô certes, il faut soigner le peuple ! Et l’inquiétude n’est pas seulement chez le peuple, elle est en haut aussi. Mais chez nos paysans les promesses des nihilistes ont quand même ébranlé certains esprits. Dernièrement on lut dans les églises un mandement dans lequel il était dit que ces promesses ne se réaliseraient pas. Ce fut justement alors que les paysans commencèrent à y croire. J’en sais une preuve. Des moujiks voulaient acheter de la terre d’un propriétaire voisin. On s’était mis d’accord sur le prix, mais après cette lecture, les moujiks ne voulurent plus acheter :

— Puisque nous pourrons, dirent-ils, avoir la terre sans donner d’argent !

Ils rient sous cape et attendent l’occasion. Ce ne sont là que des symptômes légers mais qui indiquent une disposition à croire aux premières promesses venues. Cela témoigne de l’état d’inquiétude du peuple. Et voici la plus grave. Le peuple chez nous est uni et on le laisse à ses propres inspirations ; il n’a pas de directeurs moraux. Il y a bien les « zemstvos » ; mais ils sont composés de gens d’une « classe supérieure ». Il y a aussi la justice, mais elle est rendue par des « supérieurs ». On raconte à ce sujet mille anecdotes que je ne rapporterai pas. Au-