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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

poètes du monde, est le seul qui entre dans l’âme des hommes de toutes nationalités. Lisez son Don Juan et vous verrez que s’il n’y avait pas la signature de Pouschkine vous auriez juré que c’était l’œuvre d’un écrivain espagnol. Prenez ailleurs le morceau d’une poésie étrange qui commence par ces vers :


Une fois errant dans une vallée sauvage…


C’est, me direz-vous, une transcription presque littérale de trois pages d’un bizarre livre écrit en prose par un sectaire religieux anglais. Mais n’est-ce qu’une transcription ? Dans la musique triste et exaltée de ces vers passe toute l’âme du protestantisme du Nord, à la fois obtuse, mystique, lugubre et indomptable. Avec Pouschkine vous assistez à toute l’histoire humaine, non seulement comme si vous aviez une série de tableaux devant les yeux, mais encore de la même façon que si les faits eux-mêmes se mettaient à revivre ; il vous semble avoir passé devant les rangs des sectaires, chanté avec eux leurs hymnes, pleuré avec eux dans leurs exaltations mystiques, cru avec eux tout ce qu’ils ont cru.

Puis Pouschkine nous donne des strophes qui contiennent tout l’âpre esprit du Koran. Ailleurs le monde ancien renaît avec la nuit des temps égyptiens, les dieux terrestres qui guident leurs peuples et plus tard, abandonnés, s’affolent de leur isolement.

Pouschkine a su admirablement incarner en lui l’âme de tous les peuples. C’est un don qui lui est particulier ; cela n’existe que chez lui, comme aussi ce don prophétique qui lui fait deviner l’évolution de notre race. Dès qu’il devient un poète entièrement national, il comprend la force qui est en nous et pressent quelles grandes destinées peut servir cette force. C’est là qu’il est prophétique.

Qu’a signifié pour nous la réforme de Pierre le Grand ? N’a-t-elle consisté qu’à introduire chez nous les costumes européens, la science et les inventions européennes ? Réfléchissons-y. Peut-être Pierre le Grand ne l’a-t-il entreprise, tout d’abord, que dans un but tout