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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

elle cherche à deviner l’énigme ; puis elle s’arrête avec un sourire étrange ; elle pressent la vérité et dit à voix basse :


N’est-ce qu’un imitateur parodiste ?


Oui, elle devait penser cela et elle a deviné. Plus tard, à Pétersbourg, lors d’une nouvelle rencontre, elle le reconnaît parfaitement. À propos, qui donc a affirmé que la vie de la cour agissait sur elle comme un poison et que c’étaient ses nouvelles idées mondaines qui, jusqu’à un certain point, la décidaient à repousser Oniéguine… Non, c’est faux. Tatiana est toujours Tatiana, Tania, la villageoise. Elle n’est aucunement pervertie. Elle souffre, au contraire, de cette vie pétersbourgeoise trop brillante ; elle hait son rôle de femme mondaine, et qui la juge autrement l’apprécie mal, ne comprend pas l’idée de Pouschkine. Elle dit fermement à Oniéguine :


Je me suis donnée à un autre
Et je lui serai éternellement fidèle.


Elle a exprimé là le vrai sentiment de la femme russe. Je ne parlerai pas de ses opinions religieuses, de ses idées sur le mariage. Je ne toucherai pas à cela. Si elle refuse de suivre Oniéguine, bien qu’elle lui ait dit : « Je vous aime », ce n’est pas, comme une Européenne, une Française quelconque, parce qu’elle manque de courage pour sacrifier son luxe et ses richesses… Non, la femme russe est courageuse, elle suivra qui elle croit devoir suivre. Mais « elle s’est donnée à un autre et lui sera éternellement fidèle »…

… Et quel peut être le bonheur qui est fondé sur le malheur d’un autre ? Imaginez-vous que vous ayez trouvé le secret de rendre tous les êtres humains heureux, mais que pour cela il faille martyriser un seul individu, en admettant même que ce ne soit qu’un être un peu ridicule, sans rien de shakespearien, un vieillard, un mari, consentiriez-vous à faire à ce prix le bonheur de l’humanité ? Croyez-vous, d’ailleurs, que ceux que vous voudriez