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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

terre natale, il l’aime, mais il n’a pas confiance en elle. Il a entendu parler de l’idéal russe, mais il n’y croit pas. Il ne croit qu’à l’entière impossibilité de tenter quoi que ce soit sur le sol de son pays ; et ceux qui, peu nombreux alors comme aujourd’hui, gardent leur espoir en la terre russe, il les raille tristement. Il a tué Lensky simplement par spleen, qui sait, peut-être par nostalgie de l’idéal mondial.

Tatiana est autre. C’est la femme qui tient par tous ses sentiments à la glèbe natale. Elle est d’âme plus profonde qu’Oniéguine ; elle pressent, par une sorte de noble instinct, où est la vérité, et exprime sa pensée à ce sujet à la fin du poème. Elle, c’est un type positif, non négatif, c’est l’apothéose de la femme russe, et le poète a voulu que ce fût elle qui révélât toute la pensée du poème dans la fameuse scène qui suit la rencontre de Tatiana avec Oniéguine. On peut presque dire qu’on ne retrouve plus un seul type aussi beau de la femme russe dans toute notre littérature, si ce n’est peut-être la Lise du Nid de Gentilshommes de Tourguénev…

… Elle passe, méconnue, dans la vie d’Oniéguine, et c’est ce qu’il y a de tragique dans leur roman. Ah ! si à leur première rencontre Childe Harold ou lord Byron lui-même était venu d’Angleterre pour faire comprendre à Oniéguine le charme de Tatiana, nul doute qu’Oniéguine n’eût été en extase devant elle. Car il y a parfois chez ces errants douloureux quelque servilité d’âme. Mais cela n’arrive pas, et le chercheur d’harmonie mondiale, après avoir débité à Tatiana une sorte de sermon, s’en va honnêtement avec son angoisse mondiale. Il continue à errer et, plein de force et de santé, s’écrie en blasphémant :


Je suis jeune ; en moi la vie est forte,
Et qu’ai-je à attendre ? L’ennui, l’ennui !


Tatiana a compris cela. En des strophes immortelles, le poète l’a représentée visitant la maison de cet homme étrange, encore énigmatique pour elle. Je ne parle pas de la beauté incomparable de ces strophes au point de vue littéraire. La voici dans le cabinet de travail d’Oniéguine ;