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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

rait être aussi puissante, s’il ne faisait qu’imiter. Mais dans ce type d’Aleko, héros du poème, se révèle déjà une pensée forte et profonde, éminemment russe, qui se manifestera plus tard en toute sa plénitude dans Oniéguine, où l’on croirait voir reparaître Aleko, non plus sous un aspect fantastique, mais sous une forme réelle, tangible et compréhensible. Dans ce type d’Aleko, Pouschkine a déjà trouvé et marqué du sceau de son génie le personnage de l’infortuné vagabond, errant sur sa terre natale, de ce martyr russe historique, né forcément de notre société violemment séparée du peuple. Ce n’est pas dans Byron qu’il l’a rencontré. Ce vagabond russe sans gîte poursuit aujourd’hui encore sa carrière et ne disparaîtra pas de longtemps. S’il ne va plus rejoindre les Tsiganes, pour trouver chez eux son idéal de sauvage vie errante et l’apaisement au sein de la nature, il se jette dans le socialisme, qui n’existait pas encore à l’époque d’Aleko. Il cherche toujours, non seulement la satisfaction de ses instincts personnels, mais encore le bonheur universel. Le vagabond russe a besoin du bonheur universel pour s’apaiser.

Oh ! la grande majorité des Russes n’en demande pas tant. La plupart d’entre eux se contentent de servir placidement le pays comme fonctionnaires, employés du fisc ou des chemins de fer, commis de banques, etc., et ne s’inquiètent que de gagner leur vie d’une façon ou d’une autre. C’est tout au plus si quelques-uns poussent le libéralisme jusqu’à un vague « socialisme européen », tempéré par la bonhomie russe ; mais ce n’est qu’une question de temps. Qu’importe que celui-ci ne commence qu’à peine à s’agiter, alors que celui-là heurte déjà du front la porte fermée ! Il suffit que quelques-uns soient agités pour que tous les autres soient inquiets. Aleko ne sait pas encore exprimer nettement son angoisse. Tout cela est encore à l’état vague, chez lui, il n’a que la nostalgie de la nature, des rancœurs contre la société mondaine, des tendances, en quelque sorte, cosmopolites, des larmes sur la vérité qu’on a perdue, qu’on ne peut retrouver. Il y a en lui un peu de Jean-Jacques Rousseau. En quoi consiste cette vérité ? C’est ce qu’il ne nous dira pas, mais il