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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

et dès lors, le peuple sera à nous. S’il se montre rétif à l’instruction, eh bien ! nous le « détruirons ». La vérité est en Europe avec l’intelligence et, quoique votre peuple compte 80 millions d’âmes (et on assure que vous vous en vantez), ces 80 millions d’individus doivent servir la vérité européenne, parce qu’il n’y en a pas d’autre. Ces millions de moujiks ne nous intimideront pas. Telle est notre conclusion et nous nous y tenons. Voilà pourquoi nous acceptons la partie de votre discours où vous nous faites des compliments ; mais ce qui est relatif à vos « éléments populaires », et à votre orthodoxie, pardonnez-nous, mais nous n’en voulons pas entendre parler. Nous sommes athées et européens. »

Voilà la fâcheuse conclusion que je redoute. Je répète que je ne l’attribue pas à ceux des occidentaux qui m’ont serré les mains, ni même à l’ensemble de l’élite du parti, mais à la masse des européanisés. Quant à la foi, une portion de notre trop spirituel public russe affirme que notre seul but, à nous autres slavophiles, est de convertir l’Europe à l’orthodoxie ! Mais laissons de côté ces sottises et mettons notre espoir dans l’élite de nos occidentaux. S’ils veulent seulement accepter la moitié de notre conclusion et croire à l’espoir que nous avons en eux, gloire à eux ! Nous fraterniserons avec eux de tout notre enthousiasme et de tout notre cœur. S’ils consentent à reconnaître tout simplement que l’âme russe a sa personnalité et a droit à sa part d’indépendance, nous n’avons plus de raisons de nous quereller, du moins au sujet de ce qui est fondamental. Mon discours aura servi alors à hâter la venue des temps nouveaux. Ce n’est pas lui-même qui est un événement : il n’est pas digne d’une telle qualification ; c’est la fête en l’honneur de Pouschkine, qui est un événement, puisqu’elle consacre l’union de tous les Russes instruits et sincères, et nous montre un magnifique but dans l’avenir.