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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

querelles, à admettre que nos tendances européennes étaient légitimes ; vous avez reconnu qu’il y a aussi, de notre bord, une part de vérité ! Nous vous en remercions et nous hâtons de dire que c’est beau de votre part. Mais voici qu’apparaît un obstacle nouveau. Votre conclusion nous trouble ; votre thèse qui veut que nous soyons en tout mystérieusement guidés par l’âme populaire nous semble douteuse. Et voici que l’entente complète entre nous redevient impossible. Sachez que c’était l’Europe qui nous dirigeait, et cela, depuis la réforme de Pierre le Grand ; l’âme de notre peuple, nous n’avons aucun point de contact avec elle ; ce peuple nous l’avons laissé loin derrière nous. Lors de nos débuts, nous volions de nos propres ailes, et ne songions nullement à suivre quelque vague instinct de votre peuple vers la compréhension universelle et l’union de l’humanité. Le peuple russe n’est qu’une masse inerte, de laquelle il n’y a rien à apprendre, une masse qui nous entrave, au contraire. Nous avons découvert l’Europe, et c’est d’elle qu’il nous faut nous inspirer ; nous devons adopter son organisation économique et civique. Votre peuple n’a pas une idée. Toute son histoire n’est qu’une suite d’absurdités, d’où vous avez tiré des conclusions fantaisistes. Un peuple comme le nôtre ne devrait pas avoir d’histoire du tout et aurait le devoir d’oublier le peu qu’il en sait. Je n’admets comme histoire que celle de notre société intelligente, à laquelle le peuple ne peut servir qu’en travaillant pour elle.

« Ne vous fâchez pas. Nous ne voulons asservir personne. En parlant de travail ou d’obéissance, nous n’avons pas de pareilles intentions. Ne concluez pas ainsi. Nous sommes européens, nous sommes humains, vous ne le savez que trop. Au contraire, nous voulons instruire le peuple peu à peu, le hausser jusqu’à nous. Dès qu’il saura lire et écrire, nous le ferons rompre avec son passé, nous l’orienterons vers l’Europe ; nous le forcerons à avoir honte de son « lapot » et de son « kwass », de ses vieilles chansons ; il boira des liqueurs européennes et chantera l’opérette. Nous le prendrons d’abord par ses côtés faibles, comme on nous a pris nous-mêmes,