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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Aussi dénués que vous, nous aurions été aussi coupables. Donc c’est le milieu qui est aussi fautif. Le milieu seul est criminel, il n’y a pas de crimes. » C’est ainsi que triompheraient certains sophistes. Mais ils calomnient le peuple. Non, le peuple ne nie pas que le crime soit un crime ; il sait que le criminel est un coupable : que lui-même, peuple, est coupable. Et en s’accusant il ne s’en prend pas au milieu ; il croit au contraire que c’est par sa propre faute que le milieu est devenu ce qu’il est ; que son amélioration dépend de l’efficacité de son repentir, de l’énergie qu’il mettra à s’amender. Voilà ce que pense, sans l’exprimer clairement, le peuple russe.

Supposez maintenant que le criminel, en s’entendant traiter de « malheureux », s’avise de croire qu’il n’est qu’un infortuné et non un coupable. Vous verrez si le peuple ne s’indignera pas d’un pareil contre-sens, s’il ne croira pas que l’on fausse sa pensée, que l’on trahit la vérité !

Je pourrais très justement argumenter à l’infini sur ce sujet, mais je me contenterai de dire pour l’instant :

Le criminel et celui qui est tenté de commettre un crime sont deux êtres de la même catégorie, mais pourtant distincts. Si, en préméditant son crime, le criminel se dit : « Je suis une victime qui se venge, il n’y a pas de crime ! » je ne crois pas du tout que le peuple cesse de voir en lui un « malheureux ». En effet, qu’y a-t-il de plus malheureux qu’un être qui a cessé de comprendre qu’un forfait est un forfait. C’est un animal, une misérable brute. Le peuple le plaindra, mais ne méconnaîtra pas pour cela la vérité. Jamais le peuple en l’appelant « malheureux » n’oubliera qu’il est en même temps un criminel.

Rien ne saurait être plus calamiteux pour notre pays que l’existence, sur son sol, de gens qui tomberaient d’accord avec un coupable de cette espèce et lui diraient :

« Tu as raison ! Tu n’as rien fait de mal, puisque le crime n’existe pas ! »

Voilà ma foi, je veux dire la foi de tous ceux qui savent espérer et attendre. J’ajouterai encore ici deux mots :

J’ai été au bagne et j’y ai connu des criminels endurcis.