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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

suis pas un filou ; j’ai même opposé une résistance aux filouteries des autres. » Il est allé vers Dieu, sachant qu’il n’était pas coupable d’un vol accompli malgré lui. Mais il avait trop de cœur pour supporter qu’on pût le croire voleur, lui aussi. Puis, si sa lettre n’est pas explicite, c’est qu’il n’eût su, lui « gentleman », dénoncer les filous, surtout au moment où il « pardonnait à ses ennemis ».

Peut-être même ne se sentait-il coupable d’aucune faiblesse. Il pouvait y avoir eu dans toute l’histoire un tel enchevêtrement de circonstances qu’il ne s’y reconnaissait plus. Du reste les débats ont établi qu’il ne comprenait absolument rien aux affaires.

Une force aveugle semble l’avoir choisi lui seul comme victime expiatoire des vices de la société à laquelle il appartenait. Il y a, peut-être, dix mille Hartung dans ce monde-là, mais seul Hartung a péri. On comprend que l’horrible fin de cet homme, après tout honnête, ait excité la plus vive émotion dans les milieux fréquentés par les dix mille individus en question. Cette tragédie a pu être un avertissement pour ceux qui vivaient comme Hartung.

III

LE MENSONGE EST NÉCESSAIRE POUR LA VÉRITÉ


Je veux bien vous communiquer une impression qui m’est venue, bien qu’elle soit peut-être un peu naïve : c’est au sujet de notre tribunal. On considère aujourd’hui un tribunal où siègent des jurés comme la perfection idéale. On vous dira d’ailleurs : « Inventez mieux si vous pouvez ! » Admettons donc qu’on ne puisse rien imaginer de mieux… Et cependant, entre en scène Monsieur le Procureur. Supposons-le l’homme le meilleur, le plus instruit, le plus consciencieux, le plus chrétien du monde.