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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

auquel on a raconté comment des Turcs avaient crevé les yeux d’un enfant, à l’aide d’une aiguille, et comment après cela ils l’avaient empalé devant sa sœur. Eh bien ! l’homme peu sensible n’a pas dormi de deux jours ; et ensuite, il est resté quelque temps dans un tel état d’esprit qu’il ne pouvait travailler. Et cet homme-là, je l’affirme à M. Lévine, ne fait pas partie de la « bande à Pougatscheff ». Je sais qu’il y a des gens grossiers et brutaux que rien n’émeut, mais Lévine nous est présenté comme un homme fort sensible. Est-ce la distance qui rend pour lui les choses moins poignantes ? Je sais bien, sans plaisanterie, que si l’on nous disait que dans la planète Mars on a crevé les yeux de petits enfants avec une aiguille, l’émotion pourrait ne pas être très profonde sur terre. Admettons que la grande distance atténue tout de la même façon, dans les limites de notre monde. Mais si la distance a une influence si forte, une question se pose d’elle-même : À quelle distance cesse l’amour que les hommes ont les uns pour les autres ? Du reste, dans aucun cas, Lévine ne sait ce qu’il ferait. Supposons qu’il soit en Bulgarie au moment où un Turc va, devant lui, crever les yeux d’un petit enfant… Lévine regarde et hésite, tout pensif : « Je ne sais pas quoi faire ! Je «  suis pourtant du peuple  » mais dois-je vraiment éprouver une pitié spontanée pour les souffrances des Slaves ? » Que ferait-il ? Comment ne délivrerait-il pas l’enfant ?

— Oui, le délivrer. Mais alors il faudra bousculer le Turc ?

— Eh bien, bouscule-le !

— Mais s’il ne lâche pas l’enfant… s’il tire son sabre, il faudra donc que je le tue, ce Turc !

— Tue-le.

— Mais je ne puis pas le tuer pour si peu ! Qu’il crève les yeux de l’enfant si cela lui convient, qu’il le torture à son aise ; moi je retourne chez ma femme, chez Kitty !

Voilà comment agirait, sans doute, Lévine. Il ne sait quoi faire : Il plaint, peut-être, énormément les Turcs.

— Il y a vingt ans, dit Koznischev, nous aurions gardé le silence. Maintenant, des voix s’élèvent : Le