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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

très justement en tuant un autre individu muni d’argent afin d’avoir de quoi s’acheter du tabac ?

― Permettez ! Un homme intelligent souffrira plus de la non-satisfaction d’un besoin qu’une brute. Pourquoi ne tuerait-il pas une brute pourvue de numéraire s’il n’a aucun moyen d’obtenir la somme indispensable à la satisfaction de son besoin ?…

― Ah ! ne reconnaissez-vous pas là un argument d’avocat ? Et l’avocat poursuivra : « Sans doute, la loi a été violée ; sans doute, c’est un crime d’avoir tué une brute, mais MM. les Jurés, prenez en considération, etc… »

Ici je pourrais être interrompu par une voie railleuse :

― Eh quoi ! Vous allez maintenant accuser le peuple russe de s’être enrôlé parmi les partisans de la doctrine du « milieu » ! Où diable voulez-vous qu’il en ait pris connaissance ? Voilà douze jurés, par exemple, qui sont des moujiks et qui se considéreraient comme en état de péché mortel s’ils avaient mangé gras en Carême, et vous leur prêtez de pareilles opinions ! Il serait aussi raisonnable de leur reprocher des tendances socialistes !

― Sans doute, sans doute ! ferais-je un peu confus, qui les aurait initiés à la théorie du « milieu » ? Toutefois ces idées-là sont dans l’air, et l’idée pénètre partout…

― Ah ! nous y voilà ! ricanerait la voix moqueuse. Et qu’arrivera-t-il si notre peuple est plus enclin qu’un autre à se pénétrer de cette doctrine ? Qui sait si les agitateurs révolutionnaires ne trouveront pas en lui leur meilleur personnel d’action ?

Et la voix moqueuse ricanerait plus fort.

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― Non, le peuple ne connaît rien à la théorie du « milieu ». Il est victime d’une erreur, pour lui assez séduisante et peut-être explicable :

Le peuple russe appelle les condamnés des « malheureux » et leur donne l’argent et le pain dont il peut disposer. Que veut-il dire par là depuis si longtemps (car voilà des siècles que cela dure) ? Obéit-il, en agissant