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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

— Quoi ? que s’est-il passé dimanche, à l’église ? Est-ce parce qu’ils ont soupiré, comme ils le font pendant chaque sermon ? Ils n’ont rien compris. On leur dit qu’on va faire la quête pour une bonne œuvre, ils tirent leur kopek, le donnent, et voilà tout. Pourquoi ? Ils n’en savent rien ! »

Cette dernière opinion est absurde, elle nie les faits, mais elle s’explique facilement dans la bouche du prince. Elle vient de l’un de ces anciens tuteurs du peuple et propriétaires de serfs qui ne pouvait pas, si bons qu’ils fussent, ne pas mépriser leurs esclaves et ne pas se regarder comme à cent mille piques plus haut qu’eux au point de vue de l’intelligence. « Ils ont soupiré mais ils n’ont pas compris ! » Mais voici venir l’opinion de Lévine, qui ne nous est pas présenté comme un ancien propriétaire de serfs.

— Pourtant, dit Serge Ivanovitch, nous avons vu et nous voyons des centaines et des centaines d’hommes qui abandonnent tout pour servir la bonne cause, qui viennent de tous les coins de la Russie et qui expriment ainsi assez nettement leur pensée., Ils apportent leurs kopeks et paient de leur personne. Qu’est-ce que cela signifie ?

— Cela signifie, selon moi, dit Lévine, qui commence à s’exciter, que dans un peuple de quatre-vingt millions d’âmes, il peut bien se trouver, non pas des centaines, mais des milliers d’individus qui ont tout perdu, des aventuriers, sans frein, qui suivront, aussi bien en Chine qu’en Serbie, la bande du premier Pougatscheff venu.

— Je te dis qu’il ne s’agit pas d’aventurier sans frein, mais de la portion la plus saine de la Russie, réplique Serge Ivanovitch, réellement irrité et acharné à la discussion comme s’il défendait son dernier bien. Et l’argent, versé spontanément en offrande. N’est-ce pas tout le peuple qui exprime sa volonté ?

— Ce mot peuple est si indéterminé ! riposte Lévine. Des scribes, des instituteurs et peut-être un sur molle parmi les paysans saisissent sans doute de quoi il est question. Les quatre-vingt millions qui reste, non seu-