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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

comprendre en quelques mots. Dans « Anna Karénine » vous trouverez une opinion sur la responsabilité, sur la culpabilité humaine. Il s’agit de gens qui, entraînés dans le torrent du mensonge contemporain, commettent une faute grave qui les perd. Vous voyez que le thème n’est pas inconnu des Européens. Mais comment la question se résoudrait-elle en Europe ? Ou l’on admettrait qu’il y a un code du bien et du mal établi peu à peu par les sages de l’humanité à la suite d’un profond et philosophique examen de l’âme de leurs semblables, et que celui qui ne suit pas ce code à la lettre doit payer son manquement aux lois admises, de sa vie, de sa liberté, de sa fortune. L’autre solution serait absolument contraire. Il serait dit que la société étant organisée de façon anormale et antinaturelle, il est inadmissible que les coupables aient à pâtir des conséquences de leurs actes. Donc le criminel ne serait pas responsable, ou plutôt il n’y aurait pas de crime. Pour en finir avec les crimes et la culpabilité humaine, il faudrait en finir avec la société et son organisation anormale. Il serait donc nécessaire de balayer tout l’ancien état de chose et de recommencer tout sur de nouvelles bases encore inconnue, mais qui ne sauraient être pires que celles de l’ordre actuel. L’espoir principal serait dans la science. La seconde solution consisterait donc à attendre une nouvelle réglementation de la fourmilière humaine ; et, en attendant, le monde serait arrosé de sang. Le monde européen occidental ne connaît pas d’autres solutions.

Dans l’opinion de l’auteur russe, aucune réglementation neuve de la fourmilière, aucun triomphe du « quatrième état », aucune extinction du paupérisme ne sauront sauver l’humanité des anomalies en matière de culpabilité et de responsabilité. Cela est fermement établi, après un puissant et philosophique examen de l’âme humaine, avec une force et un réalisme d’expression artistique, inouïs jusqu’à présent chez nous. Il est clair, évident, que le mal se cache plus profondément en l’homme que ne le supposent les médecins socialistes. Dans aucune société humaine organisée, on ne supprimera le mal qui est dans l’âme des hommes, laquelle demeurera la même, en dépit