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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Russie. La première, c’est l’universalité de la Russie, sa naturelle adaptation à tout ce qui fait le généie particulier de toutes les nations du monde, dans tous les temps. Cette pensée n’est pas seulement exprimée par Poushkine, mais démontrée par toutes ses œuvres générales. Pouschkine est à la fois un homme de la civilisation antique, un Germain, un Anglais et un poète oriental. Pouschkine a fait comprendre à toutes les nations que l’âme russe a en elle tous les éléments de leurs originalités individuelles, et que c’est à elle seule qu’il est donné de les pénétrer jusque dans leurs contradictions. La seconde idée de Pouschkine, c’est qu’il faut aller au peuple, qui seul nous donneras conscience du génie russe intégral, de sa destinée et de son but. Et ce n’est qu’après la publication des œuvres de ce grand poète qu’on s’est vraiment tourné vers le peuple, ce que l’on n’avait pas su faire jusque là, même lors de la grande réforme de Pierre le Grand. Toute notre « pléiade » n’a travaillé que d’après Pouschkine ; elle n’a rien dit qu’il n’est inspiré. Mais ce qu’elle a fait, elle l’a élaboré avec une telle force artistique, une telle richesse de talent, une telle profondeur, que Pouschkine aurait reconnu en tous les membres de la « pléiade » des frères intellectuels. « Anna Karénine » n’est pas une œuvre révolutionnante par la nouveauté de son idée. Nous pourrions, tout aussi bien, désigner à l’Europe, pour attester le génie russe, la source vraie de cette œuvre qui se retrouve dans Pouschkine. Hélas ! quoi que nous fassions, ce n’est ps demain que l’Europe nous lira et, si elle nous lit, elle sera longtemps avant de nous apprécier justement. Nous sommes, pour elle, un monde trop différent, peuplé de gens qui lui semblent tombé de la lune ; si bien qu’elle conçoit même mal notre existence. Néanmoins « Anna Karénine » est une œuvre d’art qui arrive tout à fait à propos, un livre en tout différent de ce qui se publie en Europe ; son idée est complètement russe. Il y a en ce roman quelque chose de notre « parole nouvelle », d’une parole qu’on n’a pas entendu encore en Europe, et qui serait pourtant bien nécessaire aux peuples d’Occident, quelque soit leur fierté. Je ne veux pas verser dans la critique littéraire ; je me ferai