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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

V

LA HUITIÈME PARTIE DE « ANNA KARÉNINE »


Par le temps qui court, beaucoup de Russes, parmi les plus intelligents, ont pris l’habitude de dire : « De quel peuple nous parle-t-on ? Nous sommes du peuple, comme les autres ! » Dans la huitième partie de Anna Karénine, Lévine, le héros favori de l’auteur, déclare que lui aussi fait partie du peuple. Quand j’ai déjà parlé d’Anna Karénine, j’appelais ce Lévine : « Lévine au cœur pur. » Je continue à croire à la pureté de son cœur, mais je ne me figure pas qu’il incarne en lui quoi que ce soit du peuple. Je vois que, même avec tout l’amour qu’il ressent pour ses semblables, il recherche l’isolement. Je m’en suis convaincu en lisant cette huitième partie d’Anna Karénine. Lévine n’est qu’un personnage de roman, mais le romancier est un talent immense, un esprit de grande envergure, un homme universellement respecté par la Russie intellectuelle. Le personnage de Lévine est chargé de nous faire connaître en partie l’opinion de l’auteur sur notre Russie moderne. En jugeant l’inexistant Lévine, nous jugerons une opinion qui existe, elle, l’opinion de l’un des Russes les plus remarquables, sur la réalité russe actuelle. Cette façon de voir de l’un de nos écrivains les plus considérables sur une question aussi importante que la question d’Orient, nous la connaissons par la huitième et dernière partie de son œuvre, refusée par la rédaction du Messager russe, pour cause de divergence d’idée, et qui vient de paraître à part. L’opinion de l’auteur est : 1o que tout ce mouvement prétendu national n’est aucunement suivi par le peuple, qui n’y comprend rien : 2o que c’est l’œuvre artificiel de certains personnages politiques soutenus par des journalistes, qui ont pour but de donner quelque intérêt à leurs publications, afin de les faire lire ; 3o que