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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

l’exploitation des chemins de fer russes est universellement connue depuis longtemps : « Le chemin de fer n’est pas fait pour le public, mais bien le public pour le chemin de fer. » Il n’est pas un fonctionnaire des voies ferrées, depuis le simple conducteur jusqu’au directeur, qui doute de la vérité de cet axiome, et on vous regarderait avec le plus ironique étonnement si vous tentiez d’insinuer, devant ces autorités, que le chemin de fer est fait pour les voyageurs. On ne vous écouterait même pas jusqu’au bout.

À ce propos, je dirai que j’ai fait près de quatre mille verstes, cet été, sur les voies ferrées et que j’ai été partout frappé de l’attitude et des propos du peuple. Partout on ne parlait que de la guerre. Rien ne pouvait égaler l’intérêt et la curiosité avide des questionneurs. J’ai même aperçu dans les wagons des paysans qui lisaient les journaux, le plus souvent à haute voix. Il m’est arrivé de m’asseoir auprès de quelque boutiquier qui m’examinait avec prudence, surtout si j’étais porteur d’un journal, et qui bientôt, avec une extrême politesse, me demandait d’où je venais. Et si je répondais que je venais de Pétersbourg et de Moscou (c’eût été encore bien plus intéressant si je fusse arrivé du Sud, d’Odessa, par exemple), on m’interrogeait aussitôt sur « ce qu’on disait de la guerre ». Si la réponse inspirait confiance, le ton curieux se changeait en ton mystérieux, et l’on disait : « Et n’y a-t-il rien de particulier ? » (C’est-à-dire des détails que les journaux ne publient pas, des détails sur ce que l’on cache.) J’ajouterai que, dans peuple, il ne parait pas que personne en veuille au gouvernement à cause de la déclaration de guerre. Il y a bien quelques mécontents mais leur mécontentement est d’une espèce particulière. Par exemple, à un arrêt, vous passez sur la plateforme et vous entendez : «… Dix-sept mille de nos soldats de tués ?… On vient de recevoir la dépêche ! » Vous regardez, Vous apercevez un gars qui fait l’orateur ; son visage exprime une sorte d’enivrement lugubre. On dirait que l’homme a tout perdu, qu’il se grise de son malheur, qu’il voit sa chaumière incendiée, son bétail et son argent bien loin… On croit qu’il va dire : « Regardez-moi, chré-