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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

été très satisfait au ministère et, son amour-propre blessé aidant, il rédige des lettres anonymes de plus en plus belles, où il éreinte le général et le tourne en ridicule sans pitié. Quelle joie il éprouve en se livrant à cette besogne qui lui convient si bien ! Il faut voir ses insinuations sur la femme du général, sur la maîtresse dudit, sur la leçon stupide dont les affaires sont menées dans le ministère. Peu à peu il se familiarise avec la satire politique anonyme et en vient à perpétrer une lettre adressée au ministre lui-même. Dans cette épître il propose de tout changer en Russie. Il est impossible que le génie de son auteur n’attire pas l’attention sur cette lettre, qui parviendra peut-être jusqu’à… c’est-à-dire jusqu’à un tel personnage que… « Et quand on voudra découvrir le nom du génial réformateur, sans fausse modestie je le révélerai. »

Il se pâme d’aise en pensant au résultat de ses labeurs ; déjà on doit avoir pris connaissance de sa prose lumineuse ; il s’imagine voir l’étonnement admiratif qu’expriment les visages de ceux qui le lisent. Dans cette joyeuse disposition d’esprit il se permet quelques aimables farces. Il écrit à des grotesques pour s’amuser ; il favorise de ce genre de correspondance son vieux chef de bureau, qu’il rend presque fou de rage en le persuadant que sa femme entretient une tendre liaison avec le commissaire de police de son quartier (le pis est qu’il y a quelques vagues chances pour que ce soit vrai). Et il continue quelque temps ses hauts faits… Mais tout à coup une idée inattendue surgit en lui, le tourmente, l’illumine. Il comprend subitement qu’il n’est qu’un Popristchine plus lâche et plus vil ; que tous ces pamphlets rédigés dans les coins proviennent d’une manie absurde ; plus lamentable que la folie du vrai Popristchine, qui se croyait roi d’Espagne. Et c’est juste à ce moment qu’il reçoit un avertissement qui l’épouvante. Bien qu’il soit homme d’esprit, il ne sait pas toujours se tenir dans les limites de la prudence, et dans son enthousiasme, après avoir écrit sa lettre au ministre, il a été parler de ses épîtres anonymes, et à qui ? À sa logeuse allemande ! Certes il ne lui a pas tout dit : elle ne l’aurait pas compris ; il n’a laissé aller que quelques mots