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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

monde demeure autour de lui sourd, muet, aveugle comme devant. « Ça ne mène encore à rien ! » bougonne-t-il. C’est alors qu’il essaye de « s’arranger » ; il choisit un personnage, un patron dont il veut se faire le client ; mettons que ce soit son directeur. Le hasard ici peut l’aider, à moins que ses talents ne lui aplanissent le chemin. Popristchine, le héros de Gogol, a d’abord attiré l’attention de ses chefs par son habileté à tailler les plumes d’oie. On l’a invité chez Son Excellence, où il est présenté à la fille de la maison, pour laquelle il taille deux plumes d’oie. Mais le temps des Popristchine est passé, on emploie des plumes d’acier aujourd’hui, il faut chercher autre chose. Notre mécontent se figure bientôt que la fille de son directeur se morfond d’amour pour lui : « Voici ma chance de succès », se dit-il. « À quoi serviraient les femmes si un homme d’esprit ne pouvait s’en servir pour le plus grand bien de sa carrière. Il n’y a rien, de honteux à cela. Beaucoup de gens sont arrivés par les femmes. Mais, comme dans l’aventure de Popristchine, un fâcheux aide-de-camp fait manquer toute la combinaison. Popristchine devient fou et s’imagine qu’il est roi d’Espagne ; avec sa nature c’était la conclusion obligée. Mais notre Popristchine contemporain ne perd pas la tête. Il se rappelle que les lettres anonymes ont du bon, qu’il en a déjà fait usage. Il va en fabriquer une nouvelle qu’il n’adressera pas à un bureau de rédaction. Il s’enferme chez lui, tremblant que son hôtesse ne le voie, déguisant son écriture, il remplit quatre pages de calomnies et d’injures, relit le factum avec délices et l’expédie à l’aide-de-camp. Comme on ne pourra reconnaître son écriture, il ne craint rien. Il compte les heures, à présent… Maintenant la lettre doit être arrivée ; le fiancé la lit. Oh ! il va reprendre sa parole, comment donc ! Ce n’est pas une lettre, c’est un « chef-d’œuvre ». Notre homme sait parfaitement qu’il est un lâche, mais il n’en est que plus content.

La lettre ne produit pas l’effet voulu. Le mariage a lieu, mais notre mécontent a débuté dans ce qui sera désormais sa carrière. Il s’y jette avec ardeur. Il prend des renseignements sur la vie d’un général dont il n’a pas