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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Dès le début, il est très fier, de lui-même ; mais, comme — je le répète — il ne manque pas d’esprit, il devine rapidement que rire de tout ne mène à rien de positif. (Je préfère prendre un individu un peu moins creux que la moyenne.) Si son père s’est complu dans son irrévérence voulue, c’est que bien que libéral, ce n’était qu’une « vieille perruque » ; lui, le fils, est un génie simplement étouffé par son inaptitude à se faire valoir. Au fond de son âme il est prêt à toutes les lâchetés profitables. Mais bientôt il découvre que les occasions de commettre des lâchetés ne sont pas aussi fréquentes qu’on se le figure. S’il était moins génial, il lui serait permis de s’attacher à celui-ci ou à celui-la, de suivre sa fortune et d’accomplir rapidement une brillante carrière. Mais non, il est homme de trop de valeur et puis il appartient et l’opposition : « Si les gens au pouvoir ont besoin de moi, qu’ils viennent me chercher et me prient de les aider. » Il attend longtemps les sollicitations, mais pendant ce temps un collègue lui a déjà passé sur le corps, est devenu son supérieur ; un second, puis un troisième en font autant ; oui, même ce troisième qu’il tournait en ridicule sur les bancs de l’école spéciale, auquel il avait trouvé un surnom grotesque, sur lequel il avait écrit une épigramme en vers. C’est déjà assez humiliant, Pourquoi celui-là et pas lui-même ? Et toutes les places sont prises. Non ! se dit-il, décidément mon avenir n’est pas ici. Être fonctionnaire ; c’est bon pour des lourdauds ; parlez-moi de littérature comme carrière ! Et il bombarde les journaux de ses œuvres, d’abord anonymes, puis signées. On ne lui répond pas ; il persiste ; bientôt il visite lui-même toutes les rédactions. Quelquefois, quand on lui renvoie son manuscrit, il se console en blaguant spirituellement les sots qui ne le comprennent pas. Mais cela ne l’avance guère : « Il y encore encombrement par ici ! » soupire-t-il. Ce dont il souffre le plus, c’est de voir partout et toujours en bonne place des gens qui « ne le valent pas ». Un beau jour, tout naturellement lui vient à l’idée d’envoyer à l’une des rédactions dont il a eu le plus à se plaindre une venimeuse lettre anonyme. Il répète ce petit exercice peu après, il s’en est bien trouvé ; c’est amusant, Mais le