Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/451

Cette page a été validée par deux contributeurs.
447
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

ne cessa pas de se préférer à l’humanité entière, sans pouvoir faire autrement. Chacun devint si jaloux de l’importance de sa propre personnalité qu’il faisait tout au monde pour diminuer la personnalité des autres. Le servage naquit, même le servage volontaire. Les faibles obéissaient de leur plein gré aux forts, à condition que ces derniers les aidassent à en asservir de plus faibles qu’eux. Des justes apparurent, qui vinrent en pleurant trouver leurs frères et leur reprochèrent leur déchéance. On riait d’eux ou on les lapidait. Le sang coulait aux portes des temples. En revanche, d’autres hommes surgirent qui cherchèrent un moyen d’amener leurs congénères à vivre en paix tout en admettant que chacun avait le droit de se préférer à tous ceux de son espèce.

De vraies guerres éclatèrent à propos de cette idée, mais chaque combattant était bien convaincu que la science, la sagesse et l’instinct de la conservation forceraient bientôt tous les hommes à reprendre leurs relations pacifiques et paternelles. Pour obtenir ce résultat, ils commencèrent par les faibles d’esprit (et dans cette catégorie se rencontraient naturellement tous les adversaires de leurs idées). Mais le sentiment de la conservation perdit bientôt de sa force, et les orgueilleux et les voluptueux demandèrent tout ou rien. Naturellement, ils en appelèrent à la violence pour triompher. Battus, il leur resta la ressource du suicide. Alors naquirent des religions qui célébraient le culte du Non-Être. Ce fut un acte méritoire que de se donner la mort pour gagner l’éternel repos dans le Néant.

Les hommes chantèrent la Douleur dans leurs poèmes. Je me lamentai sur leur sort, je pleurai sur eux, les aimant peut-être encore plus qu’à l’époque où la douleur n’avait pas mis son empreinte sur leurs visages qu’alors qu’ils étaient innocents et beaux.

J’aimais encore plus leur terre, maintenant qu’elle était profanée par eux, que quand elle était un paradis. Je tendais mes bras vers ces pauvres êtres en m’accusant, en me maudissant d’avoir fait leur malheur. Je leur disais que j’étais la cause de tous leurs maux, la seule cause ; que