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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

relations entre gens qui s’étaient aimés n’étaient pas interrompues par la mort. Je remarquai qu’ils ne comprenaient pas très clairement quand je leur parlais de vie éternelle. Peut-être y croyaient-ils si fermement que toute conversation ce sujet leur paraissait oiseuse et superflue.

Ils n’avaient pas de religion, mais ils étaient évidemment bien certains que lorsque la joie terrestre serait arrivée à son summum, un changement surviendrait qui rendrait plus complète l’union des hommes avec le Grand Tout, âme de l’Univers. Ils attendaient ce moment avec joie, mais sans hâte ; on eût dit qu’ils jouissaient déjà du pressentiment qu’ils en portaient dans leurs cœurs.

Aux heures vespérales, avant d’aller dormir, ils aimaient à former des chœurs harmonieux.

Ils chantaient alors tout ce qu’ils avaient ressenti dans la journée à laquelle ils disaient adieu. Ils louaient la nature, la terre, la mer, les forêts. Ils aimaient à composer des chansons les uns sur les autres ; elles étaient toujours affectueuses et douces et allaient au cœur. Ce n’était pas seulement en musique qu’ils exprimaient leur tendresse mutuelle : toute leur vie était la preuve de l’amitié qu’ils se portaient les uns aux autres. Ils avaient aussi d’autres chants majestueux et splendides, mais tout en en comprenant les mots, je n’en saisissais pas le sens. Toutefois, si mon esprit ne pouvait s’élever jusqu’à l’intelligence de leur beauté, mon cœur semblait se pénétrer profondément de leur splendeur suave.

Souvent je leur disais que depuis longtemps j’avais pressenti leur état de félicité, que là-bas, sur la terre, le contraste entre leur vie délicieuse devinée et le sort qui était nôtre m’avait maintes fois rempli l’âme de tristesse ; que dans mon inimitié pour les hommes de mon globe il entrait aussi tant de tristesse ! Quel supplice : vouloir les haïr et ne pouvoir s’empêcher de les aimer sans toutefois arriver à leur pardonner !

Ils ne pouvaient entrer dans un pareil sentiment, mais que m’importait ! Je les aimais sans leur demander de partager mes rancœurs.