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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

nople, de ces Grecs cent fois plus fins et avisés que de naïfs Allemands, et mille fois plus que ces derniers, doués d’affinités avec nous-mêmes, capables, au besoin, de s’instruire et de se moderniser bien avant les Russes. Ces Hellènes eussent politiquement envahi la Russie, et notre nationalité eût été arrêtée dans son développement, par ces gens toujours tournés vers les routes d’Asie. Le Grand-Russe serait demeuré isolé dans son Nord neigeux, tandis que son frère du Sud, le Petit-Russien, aurait été absorbé par l’élément grec. Peut-être même y eût-il eu scission dans le monde orthodoxe. D’un côté Byzance rajeunie ; de l’autre la Russie septentrionale. En un mot toute entreprise de ce genre était alors prématurée. À présent, c’est autre chose.

De nos jours, écrivais-je, la Russie pourrait annexer Constantinople sans y transporter sa capitale, ce qu’on n’eût pu éviter du temps de Pierre-le-Grand et même des années après lui. Maintenant, Constantinople deviendrait peut-être, sans être la capitale de la Russie, le centre du Panslavisme, comme quelques-uns le rêvent. Les Grecs ne peuvent nullement hériter seuls de Constantinople ; on ne peut leur livrer un port d’une telle importance. Ce serait hors de toute proportion avec leur valeur ethnique actuelle. Mais de quel droit moral la Russie se prévaudrait-elle pour s’emparer de Constantinople ? Au nom de quel principe supérieur aurait-elle la faculté d’imposer son occupation de cette ville à l’Europe ?

Ce seraient précisément, ai-je écrit, les conditions d’existence de la religion orthodoxe qui exigeraient l’intervention de la Russie. Le rôle que notre pays doit jouer ne s’est clairement révélé qu’après Pierre-le-Grand, quand la Russie a compris que son devoir était de devenir la réelle tutrice de l’orthodoxie. Au point de vue religieux les Slaves ou les Grecs, c’est tout un. La plus grande nation orthodoxe a le devoir de se faire la protectrice de la religion grecque ; le Russe sera le protecteur, le chef, mais non le maître des populations qui partagent ses croyances.

Toutes ces opinions ont été exposées par moi dans l’article de juin auquel je faisais allusion. Je n’affirmais pas que l’on pût réaliser immédiatement tout ce que j’indi-