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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

peuple européen. Chez nos voisins l’individualisme est trop accusé, trop tranché ; pour cela même ; si quelques-uns d’entre eux confessent une foi semblable, ce ne sera jamais que la plume à la main, dans leur cabinet de travail. Chez vous, chez nous les Russes, cette foi ne trouve aucun incrédule. Elle existe chez tous, du privilégié de l’intelligence et de la fortune au pauvre et au simple d’esprit. Et pourtant vous vous êtes figurés que tel parti, le vôtre, en avait le monopole, que les slavophiles, par exemple, n’étaient que slavophiles, rien de plus.

Croyez que les Slavophiles sont des partisans aussi ardents que vous pouvez l’être, de cette belle idée, — plus ardents même sans aucun doute.

Qu’ont déclaré les fondateurs de leur doctrine ?

Ils professaient en termes clairs et précis que la Russie, appuyée sur tout le monde slave, dirait à l’Univers la plus haute parole qu’il puisse jamais entendre, que de cette parole naîtrait l’union humaine universelle. L’idéal des slavophiles, c’est la fusion de tous par l’amour vrai, désintéressé. Ils veulent que la Russie en donne l’exemple qui, affirment-ils, sera suivi. Ce qu’il faut, c’est ne pas nous disputer d’avance au sujet des moyens à employer pour réaliser notre idéal ; ne pas nous chicaner bassement pour savoir si c’est votre système ou le nôtre qui l’emportera. Hâtons-nous de passer de l’étude à l’œuvre.

Mais ici nous rencontrerons un obstacle :

Nous ne sommes vis-à-vis de l’Europe que des dupes.

Comment avons-nous déjà essayé d’en venir à l’exécution de nos projets ? Nous avons commencé depuis longtemps, mais qu’avons-nous fait pour l’humanité universelle, c’est-à-dire pour le triomphe de notre idée ? Nous nous sommes livrés à un vagabondage sans but sérieux, à travers l’Europe, avec un désir de nous assimiler aux Européens tout au moins par l’aspect. Pendant tout le dix-huitième siècle, nous nous sommes surtout efforcés de nous imposer des goûts européens. Nous avons été jusqu’à nous astreindre à manger toutes sortes d’horreurs, sans sourcilier : « Voyez quel Anglais je suis ! je ne puis rien manger sans poivre de Cayenne ! » Vous croyez que