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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

à la gloire un bonheur paisible ? Croyez-moi, la vie du jeune homme animé de nobles ambitions sera, même après de grands malheurs et des désillusions, plus belle que celle de son sage ami d’enfance, ami de la tranquillité, même si le prudent, l’avisé, a toujours vécu comme un coq en pâte. La confiance en soi-même n’est aucunement immorale ; ce n’est pas toujours une vaine fatuité.

Il en est de même pour les nations. Tel peuple honnête, sage et prévoyant, dépourvu de tout enthousiasme, tel pays de marchands et d’impassibles constructeurs de vaisseaux, célèbre par ses richesses et sa méticuleuse propreté, n’ira jamais bien loin dans le domaine de la gloire et de l’intellectualité. Il fera peu pour la cause humaine.

La croyance que l’on peut régénérer le monde, la foi en la sainteté de son idéal, l’amour ardent de l’humanité seront toujours des gages de vie pour une nation, et seul un pays fort de ces enthousiasmes peut aspirer à une noble et haute existence. Le chevalier des anciennes légendes croyait que s’évanouiraient devant lui tous les obstacles, les fantômes, les monstres, que la victoire ne le déserterait jamais, qu’il conquerrait le monde si seulement il observait son serment de « justice, chasteté et misère ». Vous direz que ce sont là chansons, ballades et romances desquelles Don Quichotte seul peut faire cas et que les lois de la vie réelle des nations ne s’accommodent pas de telles fadaises. Eh bien ! messieurs, je vous arrête là ; je vais vous prouver que vous êtes, vous-mêmes, des Don Quichotte qui souhaitez de régénérer l’humanité.

En effet, vous avez foi en l’universalité de l’espèce humaine, et moi comme vous. Vous avez foi en l’efficacité de son effort. Vous croyez qu’un jour viendra où, devant l’intelligence universelle, disparaîtront tous les obstacles et les préjugés, qui empêchent l’humanité de devenir une, oublieuse des anciens égoïsmes, des vieilles exigences de nationalité, où tous les peuples vivront fraternellement dans une parfaite harmonie. Qu’y a-t-il de plus beau, de plus noble que cette croyance ? Eh bien ! vous ne la trouverez développée à un tel degré chez aucun