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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

J’étais déjà fatiguée, si fatiguée ! J’ai suivi des rues ; des gens allaient et venaient. Je ne savais pas quelle heure il pouvait être. Tout à coup, je me suis trouvée sur la Perspective Nevsky, près du Gostinoï, et je me suis mise à pleurer : « Ah ! me disais-je, si je rencontrais quelqu’un de bon, un « bon monsieur qui aurait pitié d’une pauvre fillette qui ne sait où se réfugier pour la nuit ! Je lui avouerais tout, et je serais peut-être recueillie pour ce soir ! » Tout en pensant à cela, je marche toujours, et voici que j’aperçois notre omnibus qui partait pour son dernier voyage. Je le croyais bien loin depuis longtemps.

— Ah ! ai-je pensé ! Je veux aller chez maman ! Je suis montée dans l’omnibus et, comme je suis contente d’être chez toi ! Jamais je ne te tromperai plus et j’apprendrai bien mes leçons. Ah ! maman ! ah ! maman !

Je l’ai questionnée, ajouta la mère : « Sacha, est-ce bien toi qui as trouvé toute seule cette belle idée de ne plus aller à l’école et de vivre dans la rue ?

— Vois-tu, maman, il y a longtemps que j’ai fait la connaissance d’une fille de mon âge, mais qui va à une autre école. Croirais-tu qu’elle n’y va presque jamais ? Elle dit que l’école est très ennuyeuse et la rue très gaie. Moi, m’a-t-elle raconté, dès que je suis hors de la maison, je marche, je marche. Il y a quinze jours que je n’ai mis le pied à l’école. Je regarde les vitrines des magasins ; je me promène dans les passages — jusqu’au soir, jusqu’à l’heure où il me faut rentrer chez moi. — Quand j’ai su cela, j’ai pensé : Je voudrais bien en faire autant ! et j’ai été dégoûtée de l’école plus qu’avant. Mais je n’ai eu aucune intention précise jusqu’à hier soir, après t’avoir menti. Je me suis alors décidée à faire ce que j’ai fait. »

Cette anecdote est authentique. Naturellement, la mère a pris des mesures. Quand on m’a raconté la chose, j’ai pensé qu’il ne serait aucunement inutile de la faire figurer dans mon « carnet ». On va me dire que c’est un cas unique et que, sans doute, il s’agit d’une gamine très stupide. Mais je sais que la fillette est loin d’être bête. Je sais aussi que dans ces âmes jeunes, après la première enfance, mais à une époque où les moutards sont encore absolument inexpérimentés, il peut naître un tas de rêve-