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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

— Rien, Loukeria, allez !… Attendez, Loukeria.

Et elle l’a embrassée.

— Êtes-vous heureuse, Madame ?

— Oui, Loukeria.

— Il y a longtemps que Monsieur aurait dû vous demander pardon. Tant mieux que vous soyez réconciliés ! Dieu soit loué !

— C’est bien, Loukeria, c’est bien ! Allez-vous-en !

Elle a souri, ma femme, mais souri étrangement, si étrangement que Loukeria n’est restée que dix minutes hors de la chambre, est revenue inopinément pour voir ce qu’elle faisait.

— « Elle était debout, tout près de la fenêtre, et tellement pensive qu’elle ne m’a pas entendue entrer. Elle s’est retournée sans me voir ; elle souriait encore. Je suis sortie. Mais à peine l’avais-je perdue de vue que j’ai entendu ouvrir la fenêtre. Je suis rentrée pour lui dire qu’il faisait frais, qu’elle pourrait prendre froid. Mais elle était montée sur l’appui de la fenêtre ; elle était debout, toute droite, tenant à la main l’image sainte. Épouvantée, je l’ai appelée : « Madame ! Madame ! » Elle a fait un mouvement comme pour se retourner vers moi ; mais, au lieu de cela, elle a enjambé la barre d’appui, a pressé l’image contre sa poitrine et s’est jetée dans le vide ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand je suis entré, moi, elle était encore tiède. Il y avait là du monde qui me regardait. Tout à coup on m’a fait place. Je me suis approché d’elle. Elle était couchée tout de son long, son image sainte était sur elle. Je l’ai regardée longtemps. Tout le monde m’a entouré, m’a parlé. On me dit que j’ai parlé avec Loukeria. Mais je ne me souviens que d’un petit bourgeois qui me répétait sans cesse :

— Il lui est sorti du sang de la bouche, gros comme le poing !

Il me montrait du sang dans la chambre et recommençait à dire :

— Gros comme le poing ! gros comme le poing !

Je touchai du doigt le sang, je regardai ce doigt et l’autre insistait :

— Gros comme le poing ! gros comme le poing !