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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

ment comme en prières devant elle. Mais je lui dis sottement que sa conversation me transportait, que je la considérais comme bien plus instruite et intelligente que moi. Je fus assez fou pour exalter devant elle mes sentiments de joie et d’orgueil, au moment où, caché derrière la porte, j’avais écouté sa conversation avec Efimovitch, où j’avais assisté à ce duel de l’innocence contre le vice. Combien j’avais admiré son esprit, goûté ses moqueries, ses fins sarcasmes ! Elle me répliqua que j’exagérais encore, mais tout à coup elle se couvrit la figure de ses mains et se mit à sangloter. Je tombai de nouveau à ses pieds, et tout finit par une attaque de nerfs qui la terrassa… C’était hier soir, hier soir… et le matin !… Fou que je suis, le matin c’était ce matin, aujourd’hui, tout à l’heure ! Quand, un peu remise, elle se leva, ce matin, nous prîmes le thé l’un à côté de l’autre ; elle était admirablement calme, mais brusquement elle se leva, s’approcha de moi, joignit les mains et s’écria qu’elle était une criminelle, qu’elle le savait, que son crime l’avait tourmentée tout l’hiver, qu’il la tourmentait encore, qu’elle était accablée par ma générosité.

— Oh ! je serai toujours une femme fidèle à présent ! Je vous aimerai et vous estimerai !

Je lui sautai au cou, je l’embrassai, je baisai ses lèvres en mari qui retrouve sa femme après une longue séparation…

Pourquoi fût-ce alors que je la quittai pour deux heures, le temps d’aller prendre nos passeports pour l’étranger ? Ô Dieu ! si j’étais rentré seulement cinq minutes plus tôt !… Oh ! cette foule auprès de notre porte !… Ces gens qui me dévisageaient ! Ô Dieu !

Loukeria dit (maintenant je ne me séparerais de Loukeria pour rien au monde ! Elle a tout vu, cet hiver, Loukeria !), elle dit donc que, pendant mon absence, peut-être vingt minutes avant mon retour, elle est entrée dans la chambre de ma femme pour lui demander quelque chose, je ne sais plus quoi, et que ma femme avait enlevé de l’armoire la sainte image, l’icône dont j’ai déjà parlé. L’icône était devant elle, sur la table… Ma femme avait dû prier… Loukeria lui a demandé :

— Qu’avez-vous donc, Madame ?