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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

à entendre ce qui se dirait entre ma femme et l’officier au rendez-vous suivant.

Mais j’oublie qu’avant le jour où je devais être édifié, une scène eut lieu chez nous. Ma femme rentra un soir et s’assit sur son lit.

Elle avait une expression de figure qui me fit souvenir que depuis deux mois elle n’avait plus son caractère ordinaire. On eût dit qu’elle méditait une révolte et que sa timidité seule l’empêchait de passer de l’hostilité muette à la lutte ouverte. Enfin elle parla :

— Est-ce vrai qu’on vous a chassé du régiment parce que vous aviez eu peur de vous battre en duel ? demanda-t-elle sur un ton violent. Ses yeux étincelaient.

— C’est vrai : les officiers m’ont prié de quitter le régiment, bien que j’eusse déjà présenté ma démission écrite.

— On vous a chassé… pour poltronnerie !

— On a eu, en effet, le tort de mettre ma conduite sur le compte de la poltronnerie… Mais si j’avais refusé un duel ce n’était pas que je fusse lâche, mais bien parce que j’étais trop fier pour me soumettre à je ne sais quelle sentence qui m’obligeait à me battre alors que je ne me considérais pas comme offensé. Je faisais preuve d’un bien plus grand courage en n’obéissant pas à un despotisme abusif qu’en allant sur le terrain avec n’importe qui. »

Il y avait là comme une espèce d’excuse : c’était ce qu’elle voulait ; elle se mit à rire méchamment…

— Est-ce vrai qu’ensuite vous ayez battu le pavé de Pétersbourg pendant trois ans comme un vagabond ? que vous ayez mendié et couché la nuit sous des billards ?

— J’ai aussi dormi dans l’asile de nuit de Viaziemsky. J’ai connu de vilains jours de dégringolade après ma sortie du régiment ; j’ai su ce que c’était que la misère, mais j’ai toujours ignoré la déchéance morale. Et vous voyez que la chance a tourné.

— Oh ! maintenant vous êtes une sorte de personnage ! Un financier !

C’était une allusions à ma caisse de prêt, mais je sus me retenir. Je vis qu’elle avait soif de détails humiliants