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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

II


QUELQUES APERÇUS SUR LA SIMPLICITÉ ET SUR LA SIMPLIFICATION


Je voudrais maintenant vous soumettre quelques considérations sur ce qui est simple, en général. Je me souviens d’une petite et étrange mésaventure qui m’arriva.

Il y a trente ans, pendant l’hiver, je passai, un soir, à la bibliothèque de la rue Miestchanskaïa. J’avais l’intention d’écrire un article de critique et j’avais besoin d’un roman de Thackeray dont je voulais faire un résumé.

Une demoiselle me reçut. Je lui demandai le roman. Elle me regarda de l’air le plus sévère :

— Nous ne tenons pas de ces bêtises-là ici ! fit-elle d’une voix tranchante et en marquant, pour ma personne, un mépris que, vraiment, je ne méritais pas.

— Considérez-vous donc les romans de Thackeray comme des bêtises ? interrogeai-je avec humilité.

— Vous ne le saviez pas et vous n’avez pas honte d’en convenir ?

Aujourd’hui ma demande paraîtrait excusable, mais je m’en fus, laissant la demoiselle très satisfaite de la leçon qu’elle m’avait donnée.

Vous me direz que la demoiselle était une petite dinde ignare ; mais je fus frappé de ce jugement carré, rapide et réellement par trop simple porté sur des livres qu’elle n’avait pas lus. (Il n’y avait qu’à la regarder pour en être sûr.) Mais nous sommes comme cela en Russie. Nous sommes trop prompts à nous en rapporter sur parole à des jugements aussi simples et décisifs. Il y a chez nous une invraisemblable manie de porter immédiatement des jugements, de prononcer des sentences, sans rien approfondir. Regardez un peu : Actuellement, tout le monde,