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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN


À ce propos je viens de lire un article dans la Moskovskia Wiedomosti. Il s’agissait de la Crimée et du dépeuplement de ce pays. La Moskovskia Wiedomosti exprime cette pensée que je trouve insolente : « Il n’y a pas lieu de plaindre les Tartares qui s’expatrient. Qu’ils s’en aillent et il sera bien mieux de coloniser la Crimée à l’aide de colons russes. » Je suis choqué de l’insolence de cette pensée. La Moskovskia Wiedomosti avance comme un fait avéré que les Tartares criméens ont démontré leur incapacité comme cultivateurs et que les Russes, — les Russes du sud, s’il vous plait, — montreront une science agronomique bien supérieure. Ils en donnent comme preuve l’état actuel des terres du Caucase. — En tout cas, si les Russes ne viennent pas occuper les terrains vacants, les Juifs se jetteront sur la Crimée et la ruineront en un rien de temps.


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Le trajet de Pétersbourg à Berlin est long. Il dure près de quarante-huit heures. Aussi, ai-je pris avec moi quelques brochures et journaux. Je n’aime pas causer en wagon, — en Russie, — c’est une faiblesse que j’avoue. À l’étranger il en va tout autrement.

Si un Russe entame avec vous une conversation en wagon, il débutera toujours sur un ton confidentiel, amical, mais bientôt vous verrez naître en lui une méfiance qui ne tardera pas à se manifester ouvertement par quelque raillerie caustique ou même une grossièreté, quelle que soit l’éducation de votre interlocuteur. Il n’existe pas d’homme plus prêt que le Russe à répéter : « Je me moque de ce que l’on pensera de moi », et il n’y a pas d’être au monde qui tremble à ce point devant l’opinion générale. Cela provient d’un manque de respect envers soi-même que l’on retrouve chez presque tous les Russes, même s’ils sont d’une présomption et d’une vanité sans bornes. Il est pénible de rencontrer un Russe en wagon ou à l’étranger. Et pourtant la conversation commencera presque toujours ainsi : « Vous êtes Russe ! quel plaisir de rencontrer un compatriote loin de chez soi ! » Mais n’ajoutez pas foi à ce ton aimable. Au bout d’un instant,