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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

typhus dans les hôpitaux, je n’avais pas à y songer : c’eût été jeter de l’huile sur le feu. Elle était enflammée du désir de se sacrifier, d’accomplir une bonne œuvre. Il n’y avait là aucun enivrement de soi-même, aucune vanité. Elle ne voulait que « soigner les blessés, être utile ».

— Mais vous ne savez pas soigner des blessés.

— Pardon, je me suis déjà renseigner ; j’ai été au Comité. On a deux semaines pour faire son apprentissage ; en arrivant j’apprendrai comme une autre.

— Écoutez, lui dis-je, je ne veux pas vous effrayer, vous dissuader, mais réfléchissez à mes paroles. Vous n’avez pas été élevée dans un milieu qui vous préparât à ce que vous voulez accomplir. Vous n’avez vu que des gens du monde et dans des circonstances où ils n’enfreignaient jamais les lois du « bon ton ». Mais ces mêmes hommes, à la guerre, entassés dans un petit espace, excités, tourmentés, surmenés, deviennent tout différents. Supposer que vous avez passé une nuit entière auprès des malades. Vous ne tenez plus debout, et voici que le médecin, un homme excellent, mais éreinté lui-même, un homme qui vient de couper des bras et des jambes, se tourne tout à coup de votre côté et vous dit : « À quoi servez-vous ici ? Vous ne fichez rien ! Vous avez pris un engagement, il faut le remplir… etc… » Cela ne vous sera-t-il pas pénible à supporter ?… Et pourtant, il faut prévoir le cas… Et je ne prends qu’un exemple insignifiant. La réalité est parfois cruellement inattendue. Enfin si ferme que vous soyez, ne craignez-vous pas d’être un jour ou l’autre inférieure à votre tâche ? Et si vous vous évanouissez devant telle mort horrible, telle blessure, telle amputation ? Ces accidents-là sont involontaires.

— Si un médecin me dit que je ne sers à rien, je saurai comprendre qu’il est irrité et fatigué ; il me suffira d’être certaine que je ne suis pas coupable et que j’ai fait tout le possible.

— Mais comment pouvez-vous répondre ainsi de vous, étant si jeune ?

— Pourquoi voulez-vous que je sois si jeune que ça ! J’ai déjà dix-huit ans. Je ne suis plus une gamine !