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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

auront diminué des neuf dixièmes. Qu’adviendra-t-il de cela ? Peut-être la ruine. Et allez donc proposer quoi que ce soit pour tâcher d’arrêter la dévastation des forêts ? Vous vous trouverez pris entre ceux qui invoqueront la nécessité d’État et ceux qui se plaindront qu’on veuille attenter aux droits de la propriété. Il y aura là deux camps opposés, et l’on ne sait de quel côté pencheront les libéraux, qui veulent tout résoudre. N’y aura-t-il même pas plus de deux camps ? Le débat risquera de s’éterniser. Quelqu’un appartenant à la fraction libérale encore à la mode a plaisamment affirmé qu’il n’y avait pas de mal sans bien et que si l’on détruit les forêts on y trouvera encore un avantage : à savoir que les punitions corporelles disparaîtront le jour où les tribunaux ruraux ne sauront plus avec quoi fouetter les moujiks et les paysannes coupables. Évidemment, c’est une consolation, mais il est difficile d’être encore bien rassuré. Le jour où nous manquerons de branchettes capables de faire office de verges, nous en importerons de l’étranger. Alors ?…

Voici que les Juifs deviennent propriétaires ruraux. Immédiatement on clame et on écrit de tous côtés que les dits Juifs dévorent la glèbe de la Russie et qu’après avoir dépensé quelques capitaux pour se rendre acquéreurs des terres, ils épuisent ces terres d’un seul coup pour se rémunérer. Je vous conseille de dire la moindre chose à ce sujet ! On criera aussitôt que vous violez le principe de liberté économique et d’égalité de droits civils. Mais de quelle égalité de droits s’agit-il ici ? Il n’y a qu’une application du status in statû du Talmud. La terre ne sera pas seule à être épuisée : le paysan en verra de dures, lui aussi, tombera dans un esclavage bien pire que le précédent, lui qui, délivré des propriétaires terriens russes, tombera sous la coupe de possesseurs autrement dangereux, lesquels se seront déjà mis en goût en suçant le sang du paysan de la Russie occidentale, de personnages qui ne se contentent plus d’acheter des biens et des travailleurs, mais commencent à vouloir pensionner l’opinion libérale, non sans succès. Comment se fait-il que, chez nous, il n’y ait pas un seul groupe d’accord sur la

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