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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

pointe de haine. On ne peut comprendre que nous nous posions en destructeurs de l’état social de nos voisins. On nous refuse positivement le droit de désapprouver ce qui se passe en Europe parce qu’on nous regarde comme étrangers à la civilisation européenne. Ce qu’on voit en nous, c’est une bande de barbares égarée en Europe, toujours heureuse quand il y a quelque chose à démantibuler pour le plaisir de démantibuler, une horde de Huns toujours désireuse d’envahir la vieille Rome et d’en renverser les temples sans concevoir la gravité du dommage causé.

Il est vrai que les Russes, depuis longtemps, se révèlent d’intraitables libéraux ; c’est même assez étrange. Quelqu’un s’est-il jamais demandé pourquoi il en était ainsi ? Comment se fait-il que les neuf dixièmes des Russes, civilisés à l’européenne, aient toujours soutenu, à l’étranger, les partis avancés, qui semblent parfois nier tout ce que nous regardons comme civilisation et comme culture.

Il y a un abîme entre ce que Thiers, par exemple, regarde comme condamnable dans la civilisation et ce qu’en rejettent les partisans de la Commune de 1871. Nos Russes marcheraient plutôt avec les gens d’« extrême gauche », bien qu’il y ait des exceptions. On trouvera parmi nous beaucoup moins de thiéristes que de communards. Notez que ces rouges ne sont pas les premiers venus ; ce sont parfois des gens de haute culture, voire des ministres. Mais les européens ne s’arrêtent pas à leur civilisation, pour eux superficielle : « Grattez le Russe, disent-ils, et vous trouverez le Cosaque, le Tartare ! » Tout cela peut être d’une infinie justesse, mais voici ce qui me vient à l’esprit : Est-ce en tant que Tartare que le Russe a une préférence pour les démagogues, est-ce en tant que sauvage destructeur ? D’autres raisons ne l’ont-elles pas décidé ? La question est assez sérieuse. Notre rôle de fenêtre ouverte sur l’Europe est fini. Il va se passer autre chose dont tout le monde a conscience ; tout le monde ? du moins ceux qui pensent quelquefois. Nous prévoyons que nous allons, de nouveau, trouver l’Europe sur notre chemin, et la rencontre aura plus d’importance