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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

par Denis Davidov, poète et bon Russe. Mais si Denis Davidov a considéré Thiers comme dangereux (sans doute à cause de son Histoire de la Révolution) et a rapproché dans le poème cité, son nom de celui d’un certain Rabeau (il y avait alors un écrivain qui s’appelait ainsi et que, du reste, je ne connais guère), nous pouvons être sûrs que l’on admettait officiellement bien peu d’œuvres d’auteurs étrangers alors en Russie. Et voici ce qui en résulta : Les idées nouvelles qui firent à l’époque irruption chez nous sous forme de romans, n’étaient que plus dangereuses sous leur vêtement de fantaisie, car Rabeau n’aurait peut-être rencontré que peu d’amateurs, tandis que George Sand en trouva des milliers. Il faut donc faire encore remarquer ici que, chez nous, depuis le siècle passé, et ce, en dépit de tous les Magnitzki et les Liprandi, on a toujours eu très vite connaissance de n’importe quel mouvement intellectuel de l’Europe. Et toute idée neuve était immédiatement transmise par nos hautes classes intellectuelles à la masse des hommes un tant soit peu doués de pensée et de curiosité philosophique. C’est ce qui s’est produit à la suite du mouvement d’idées des années « Trente ». Dès le début de cette période, les Russes ont été tout de suite au courant de l’immense évolution des littératures européennes. Des noms nouveaux d’orateurs, d’historiens, de tribuns, de professeurs, furent promptement connus. Même nous savions plus ou moins bien ce que présageait ladite évolution qui bouleversa surtout le domaine de l’Art. Les romans en subirent une transformation toute particulière, que ceux de George Sand accusèrent plus que les autres. Il est vrai que Senkovski et Boulgarine mettaient le public en garde contre George Sand même avant l’apparition des traductions russes de ses romans. On s’efforçait surtout d’épouvanter nos dames russes en leur révélant que George Sand « portait des culottes » ; on tonnait contre son prétendu libertinage ; on tentait de la ridiculiser. Senkovski, sans dire qu’il s’apprêtait à traduire ses romans dans sa propre revue, la Bibliothèque de Lecture, se mit à l’appeler, dans ses écrits, Mme « Egor » Sand, et l’on assure qu’il était parfaitement ravi de ce trait d’esprit.

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