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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

familiers à la plupart de nos hommes cultivés qu’aux lecteurs occidentaux. J’affirme et je répète que chaque poète, penseur ou philanthrope européen est toujours compris et accepté en Russie plus complètement et plus intimement que partout au monde, sinon dans son propre pays. Shakespeare, Byron, Walter Scott, Dickens sont plus connus des Russes que, par exemple, des Allemands, bien que, des œuvres de ces écrivains, il ne se vende pas la dixième partie de ce qui se vend en Allemagne, pays par excellence des liseurs.

La Convention de 93, en envoyant un diplôme de citoyen au poète allemand Schiller, l’ami de l’Humanité, a, certes, accompli un bel acte, imposant et même prophétique ; mais elle ne soupçonnait même pas qu’à l’autre bout de l’Europe, dans la Russie barbare, l’œuvre de ce même Schiller a été bien plus répandue, naturalisée, en quelque sorte, qu’en France, non seulement à l’époque, mais encore plus tard, au cours de tout ce siècle. Schiller, citoyen français et ami de l’Humanité, n’a été connu en France que des professeurs de littérature et encore pas de tous, — d’une élite seulement. Chez nous, il a profondément influé sur l’âme russe, avec Joukovski, et il y a laissé des traces de son influence ; il a marqué une période dans les annales de notre développement intellectuel. Cette participation du Russe aux apports de la littérature universelle est un phénomène que l’on ne constate presque jamais au même degré chez les hommes des autres races, à quelque période que ce soit de l’histoire du monde ; et si cette aptitude constitue vraiment une particularité nationale, russe, bien à nous, quel patriotisme ombrageux, quel chauvinisme s’arrogera le droit de se révolter contre un pareil phénomène, et ne voudra, au contraire, y voir la plus belle promesse pour nos destinées futures.

Oh, certes, il se trouvera des gens pour sourire de l’importance que j’attribue à l’action de George Sand, mais les moqueurs auront tort. Bien du temps s’est écoulé ; George Sand elle-même est morte, vieille, septuagénaire, après avoir peut-être longtemps survécu à sa gloire. Mais tout ce qui nous fit sentir, lors des premiers