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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

dans l’ « établissement » que j’ai visité, en regardant tous ces enfants, tous ces nouveau-nés. Voilà, me semble-t-il, une idée qui ne rimait à rien, dans ce milieu.

Nous en avons beaucoup, de ces idées à côté qui nous tourmentent, qui nous accablent. Tels consentent à vivre accablés ; tels autres n’y peuvent parvenir et se tuent. J’ai lu, à ce sujet, une lettre fort caractéristique, une longue lettre écrite par une jeune fille et qui a été publiée dans le Nouveau Temps.

Cette jeune fille se nommait Pissareva. Elle avait vingt-cinq ans ; elle appartenait à une famille de gentilshommes terriens, jadis aisée ; mais les temps ayant changé, elle était entrée dans une école qui forme des sages-femmes. Elle avait bien passé ses examens et avait obtenu une place au Zemtsvo. Elle avoue elle-même qu’elle ne manquait de rien, que ses gains dépassaient ses besoins. Mais elle a été prise de « fatigue » et a voulu se reposer : « Où peut-on se reposer mieux que dans la tombe ? » dit-elle. Pourquoi une pareille « fatigue » ? Toute sa lettre exprime une affreuse lassitude. Elle semble dire : « Ne me tourmentez plus ; j’en ai assez. »

« N’oubliez pas de me « dépouiller » de ma chemise neuve et de mes nouveaux bas », écrit-elle. « J’ai du vieux linge dans ma commode ; qu’on me le mette. » Elle n’écrit pas « ôter », elle écrit « dépouiller » ; on devine une exaspération terrible. Elle va jusqu’à la demi-grossièreté. « Vous êtes-vous fourré dans la tête que je m’en irais chez mes parents ? Que diable aurais-je été chercher là-bas ? » Ailleurs elle s’exprime ainsi : « Pardonnez-moi, Lipareva, et que Petrova (dans le logement de laquelle elle s’empoisonna) me pardonne aussi. Je sais que je fais une ignominie, une cochonnerie. »

Elle aime ses parents, ce qui ne l’empêche pas d’écrire :

« N’avisez pas de ma mort la petite Lise, parce qu’elle en parlerait à sa sœur, qui viendrait hurler ici : je ne veux pas qu’on hurle à cause de moi, et tous les parents, sans exception, hurlent auprès des cadavres de leurs proches. »

Elle ne croit ni à l’amitié de Liparava ni à celle de Petrova, qu’elle aime pourtant toutes deux : « Ne perdez